C'est l'histoire d'un philosophe français qui objecte à son confrère anglo-saxon : "Ça marche en pratique, mais est-ce que ça marche en théorie ?" L'anecdote, vraie ou fausse, illustre bien le goût de la philosophie hexagonale pour une abstraction totalement divorcée de l'expérience. "Empirisme", "pragmatisme", "utilitarisme" ne sont-ils pas de ce côté-ci de la Manche et de l'Atlantique des gros mots qui offensent la bienséance métaphysique ? Il y eut certes Deleuze avec son introduction à la pensée de Hume, Empirisme et subjectivité... Sinon, en France on aime les idées, surtout avec des majuscules. Aussi, ce qui s'exporte de contemporain (Alain Badiou, Jean-Luc Nancy, Jacques Rancière) est une philosophie qui s'apparente à de l'essayisme. Une philosophie "littéraire", à la fois abstraite et lyrique, et qui rechigne à utiliser des techniques de raisonnement comme celles employées en logique ou dans les sciences humaines...
Voilà que dans ce paysage philosophique français surgit un drôle d'oiseau migrateur : il a étudié à Cambridge et a même été dessinateur à Tel-Aviv pour un journal pacifiste. Mais ce qui caractérise surtout ce rara avis, c'est qu'il préfère avoir les pieds sur terre. Une espèce de pingouin de la pensée. Plus empereur que manchot. Ruwen Ogien domine son sujet : la philosophie morale. Plus précisément, la philosophie analytique appliquée aux questions éthiques. L'auteur du Rasoir de Kant (éditions de l'Eclat, 2003) est un volatile d'autant plus rare qu'en philosophie analytique le domaine de la morale est souvent négligé au profit de la logique ou de la théorie du langage. Même si le versant moral et politique de la philosophie analytique est venu à la lumière dans les années 1970 avec John Rawls et sa Théorie de la justice, ce chantier reste largement ouvert. Ruwen Ogien sourit : "Déjà, comme philosophe moral, on n'est pas au sommet de la hiérarchie, où trône la métaphysique ; mais au sein même de la philosophie analytique, on n'est pas vraiment pris au sérieux si on ne publie pas des choses sur Frege ou Husserl..." Mais morale ne signifie pas moralisme pour cet amoureux de la liberté, c'est même tout le contraire.
Ogien est un champion du minimalisme : tout m'est permis sauf ce qui nuit aux autres, un point c'est tout ! Nous n'avons aucun devoir envers nous-mêmes, ce n'est pas à l'Etat de dicter ce qui est bien pour soi. "Droguez-vous ! Prostituez-vous ! Suicidez-vous !" exhorte-t-il avec humour. Ruwen Ogien serait d'avis, avec le Diderot du Supplément au voyage de Bougainville, qu'il faut "[ne pas] attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n'en comportent pas". Pourquoi existe-t-il des crimes sans victime (l'inceste entre adultes consentants, autrefois l'homosexualité, le suicide) ? Pourquoi est-il acceptable de louer ses capacités intellectuelles (professeur, ingénieur) ou physiques (footballeur, vigile), et répréhensible de monnayer ses charmes (prostituée, acteur porno) ? Pourquoi être autorisé à donner certaines parties de son corps (don d'organe) mais se voir interdire la disposition de ses fonctions reproductrices (mère porteuse) ? Autant de vrais questionnements philosophiques qui demandent une réflexion dépassionnée plutôt qu'un débat idéologique sur la marchandisation du corps. Pas tant des questions de principe que de méthode, qui se trouvent analysées dans le dernier ouvrage du philosophe "permissif".
Avec L'influence des croissants chauds sur la bonté humaine, Ruwen Ogien propose "une boîte à outils intellectuelle pour affronter le débat moral", ce qu'il propose est une philosophie morale expérimentale, sans fondement, c'est-à-dire sans recours à Dieu ou à la nature, ou à la raison (Kant) ou encore aux sentiments (Jung)... Parce que l'éthique n'est pas donnée une fois pour toute et de toute éternité. Ogien reprend volontiers l'image du Viennois Otto Neurath : "On est comme des marins en pleine mer lorsqu'ils doivent réparer leur bateau : ils ne peuvent pas s'arrêter et tout reprendre à zéro. On répare avec ce qu'on a, en prenant une planche par ci, par là."
Style limpide
Le bonheur de lecture de ce "discours de la méthode" en philosophie morale tient à la limpidité du style de son auteur. Et aussi à sa présentation originale d'"expériences de pensée", sortes de quiz moraux où le lecteur est amené à réfléchir face à un dilemme : est-on, par exemple, prêt à pousser l'homme obèse sur la passerelle, dont la masse corporelle stopperait un tramway fou sur le point d'écraser cinq cheminots en train de réparer la voie ferrée ? Le sérieux n'empêche pas le jeu. Ruwen Ogien assume : "Je préfère Lewis Carroll à Heidegger."
L'influence des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale, de Ruwen Ogien, 332 p., ISBN : 978-2-246-75001-7, 18,50 euros, Grasset, à paraître le 14 septembre.