Sortir du monde étriqué. "Caminante, no hay camino", professe le vers le plus célèbre du poète espagnol Antonio Machado : « Toi qui chemines, il n'y a pas de chemin. » Tout voyageur a un jour quitté les siens en ayant ce vers en tête, à l'image de Netcha et Maga, dont le désir de tailler la route imprègne les premières pages de La Realidad. Professeures de langues étrangères à l'université du Michigan, Netcha la Française et Maga l'Espagnole décident de partir à la rencontre, au début des années 2000, du sous-commandant Marcos, chef de l'Armée zapatiste de libération nationale. Une figure admirée par Maga, qui convertit Netcha à son culte. Il se murmure que le « Sub » aurait pris ses quartiers à La Realidad, l'un des villages les plus reculés des montagnes du Chiapas, village que les deux amies se mettent en tête de rejoindre. Si le voyage ne se déroule pas comme prévu, il aura sur les destinées de Maga et Netcha une incidence décisive. « On voulait voyager. C'est-à-dire, quoi ? Ça veut dire quoi voyager ? On voulait ne pas être des touristes qui ne voient rien, ne pas chercher les endroits connus, juste se laisser dériver, faire la route, rencontrer des gens, sortir du monde étriqué. » Mais sortir du monde étriqué ne signifie pas pour autant comprendre. Dans ce « labyrinthe de signes » que constitue le Mexique, Netcha devra se perdre pour espérer donner tort à la charismatique Bárbara, rencontrée en chemin : « Ustedes no entienden nada », « vous ne comprenez rien. »
Neige Sinno vit depuis une vingtaine d'années au Mexique. Révélée en 2023 avec Triste tigre (P.O.L), livre confession revenant sur l'inceste qu'elle a subi entre 7 et 14 ans, l'autrice livre avec La Realidad, un récit autobiographique d'une tout autre nature bien que la littérature y occupe une même place et soit au centre d'un même questionnement, à la fois révélatrice du monde et impuissante à en traduire la complexité. Roman initiatique, tant d'un point de vue intime que politique, La Realidad interroge notre perception et l'authenticité des souvenirs qui nous constituent, à travers la quête de personnages en lesquels on aime reconnaître l'insouciance de nos vingt ans. C'est pour retrouver « ce temps de la vie pure » que Neige Sinno en a entamé la rédaction, et pour « montrer la part de hasard » inhérente à toute existence. « Souvent on ne sait pas, ou on devine a posteriori pourquoi on écrit. Il me semble que parfois l'impulsion d'écrire vient du désir d'essayer de mieux comprendre quelque chose. Parfois de mieux expliquer, s'expliquer quelque chose. Mais puisqu'on sait qu'on ne comprend et qu'on n'explique jamais rien, est-ce qu'il ne s'agirait pas plutôt de vouloir être ? Être à un endroit précis, s'y projeter, s'y faire un jardin. Il y a pour moi ici la réalité d'une nostalgie. Je veux être encore un peu là-bas, avec Maga. Je veux retourner dans ce moment où je n'ai pas encore le désir de comprendre, [...] aucun besoin d'expliquer. » Émaillé de références littéraires, parmi lesquelles le périple, réel ou intérieur, d'Antonin Artaud au pays des Tarahumaras, ce passionnant récit de voyage dans et vers la réalité aiguise notre curiosité pour l'ailleurs et nous recentre dans un même geste, tant généreux que poétique.
La Realidad
P.O.L
Tirage: 50 000 ex.
Prix: 20 € ; 272 p.
ISBN: 9782818063132