Médecine

Nouvelles voies

Olivier Dion

Nouvelles voies

Confrontée à un marché complexe, avec des ventes moroses aussi bien en universitaire qu’en professionnel, l’édition médicale cherche de nouveaux axes de développement. Le numérique, avec le lancement d’applications et la création de plateformes institutionnelles, constitue un débouché naturel.

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Par Charles Knappek
avec <P>Charles Knappek</P> Créé le 11.10.2013 à 19h48 ,
Mis à jour le 03.04.2014 à 17h10

Si le papier est encore loin d’être enterré dans l’édition médicale, son hégémonie est de plus en plus remise en question par les supports numériques. A l’instar de ce qui se pratique déjà dans le secteur juridique, les éditeurs spécialisés développent de plus en plus des solutions de plateformes institutionnelles, d’applications pour smartphones et de livres numérisés afin de continuer à séduire un lectorat de moins en moins présent dans les librairies. Cause ou conséquence du marasme ambiant ? Le secteur a encore vécu douze mois difficiles. « L’année 2012 s’est illustrée par une baisse des ventes sur la quasi-totalité des marques et sur l’ensemble des canaux, suivant en cela l’évolution négative des livres en médical (- 5 % par rapport à 2011) », constate Rémi Bilbault, directeur général du pôle santé de Wolters Kluwer. De la même façon, chez Vernazobres-Grego, Foucher ou Elsevier Masson, les éditeurs reconnaissent avoir vécu une année « tendue ». Chez Lavoisier, le maintien du chiffre d’affaires à son niveau de l’année précédente n’a été rendu possible que par une augmentation du nombre des titres publiés. « Ce n’est facile pour personne dans ce contexte de crise et de repositionnement par rapport au numérique », résume Manuela Boublil-Friedrich, directrice du pôle acquisition livres chez Elsevier Masson.

Les éditeurs poursuivent donc leurs efforts dans le domaine du numérique afin de diversifier leurs sources de revenus. Sans toujours parvenir à leurs fins : Wolters Kluwer, dont le processus de cession du pôle santé à Alexias SAS et DSP-Partners se poursuit, a par exemple entrepris l’an dernier la numérisation d’un grand nombre de titres. Mais la part du numérique reste très faible dans son activité française : « Nous notons un intérêt croissant, tant des acheteurs que des auteurs, sans que cela représente un chiffre significatif », concède Rémi Bilbault.

« Serious games »

Si les livres numériques peinent toujours à rencontrer leur public, les applis et les plateformes sont en revanche en plein essor. « Nous avons développé cette année quatre applis (NDLR : l’appli Hamburger, un dictionnaire médical, un dictionnaire pharmaceutique et une appli en traumatologie), indique Emmanuel Leclerc, directeur éditorial de Lavoisier. Les téléchargements concernant ces produits ont été 10 à 20 fois plus nombreux que pour les ebooks. Une appli est conçue pour un support électronique, alors que l’ebook se résume souvent à une version PDF d’un texte papier et présente moins d’intérêt. » Lavoisier va également se tourner vers les « serious games », dans lesquels l’interactivité avec l’utilisateur est beaucoup plus forte. « C’est une étape supplémentaire des ouvrages vers l’électronique. On le fait en partenariat avec l’Université numérique francophone des sciences, de la santé et du sport (UNF3S) », précise Emmanuel Leclerc. Le premier « serious game » de Lavoisier sera consacré aux urgences, et d’autres déclinaisons sont déjà en préparation.

Chez Elsevier Masson, l’appli Guide de thérapeutique lancée en 2012 représente 15 % du total des ventes de l’ouvrage papier dont elle s’inspire. « Nous ne sommes pas loin des 1 000 téléchargements, nous sommes très satisfaits », se félicite Manuela Boublil-Friedrich. L’éditeur a également lancé le 3 juin la plateforme Clinical Key, présentée comme la « première base clinique mondiale » et disposant d’un moteur de recherche bilingue français-anglais, qui offre des contenus de référence pour accompagner médecins et chirurgiens dans l’exercice de leurs fonctions. « Clinical Key ne remplace pas les livres, assure Manuela Boublil-Friedrich. C’est une plateforme qui propose un nouveau déploiement des contenus dans une logique de complémentarité avec les livres papier. » Selon l’éditrice, la plateforme est ouverte aux contenus d’autres éditeurs.

Le numérique peut aussi empiéter sur la production papier de certains acteurs. John Libbey Eurotext, notamment, annonce une quarantaine de nouveautés papier en 2013, soit 20 de moins que l’an dernier. « Nos projets ne concernent plus seulement les formats papier, nous travaillons beaucoup sur les versions numériques et les applications », explique Valérie Parroco, la directrice éditoriale. John Libbey Eurotext devrait proposer pour la rentrée 2013 ses premières applis consacrées à la gastro-entérologie et à la rhumatologie, initialement annoncées pour novembre 2012. Une troisième, dédiée à la dermatologie, est attendue d’ici à la fin de l’année. « Nous espérons que ces outils seront appréciés et que nous pourrons continuer », poursuit Valérie Parroco, pour qui ces nouvelles formes de consommation deviennent « incontournables ». « Notre public du milieu hospitalier universitaire est très ancré dans la culture anglo-saxonne, justifie-t-elle. Quand on rencontre un auteur, il a sur son smartphone quelques applications d’éditeurs américains qui lui sont utiles et il est important de développer des outils similaires pour le public francophone. En interrogeant les médecins, on voit bien que la demande est très forte. Ils utilisent déjà les applis qui existent sur le marché français, voire les outils proposés en anglais par des auteurs américains. »

multicanal

Ce développement tous azimuts de l’offre numérique ne risque-t-il pas de compliquer la situation des libraires ? « Quand on est positionné sur les ouvrages professionnels, on se doit d’être multicanal, répond Manuela Boublil-Friedrich. La diffusion connaît un important resserrement avec les librairies qui ferment et on n’a pas vraiment le choix. » Un avis que partage Valérie Parroco : « On ne peut pas se passer de la librairie médicale, mais chacun doit réfléchir à la façon de commercialiser de nouveaux formats. Pour ce qui est des applications, c’est vrai qu’il est compliqué de passer par les librairies aujourd’hui pour les promouvoir », reconnaît-elle.

Les nouveaux supports numériques n’interviennent de toute façon que partiellement dans les difficultés des librairies. Outre les produits numériques, la vente directe des livres papier occupe aussi une part de plus en plus importante dans le chiffre d’affaires des éditeurs. « Nous avons longtemps été réticents à développer notre site Internet pour la vente, mais nous sommes dans un système, et il faut bien s’y adapter, explique Patrick Bellaïche, le patron de Vernazobres-Grego. A l’origine, nous sommes libraires, on entretient un fonds important. Mais on constate que les lecteurs se déplacent moins, on voit aussi des librairies qui ferment, Arthaud à Grenoble par exemple, ou Vigot Maloine qui a diminué sa surface de vente de moitié. » Vernazobres-Grego pousse donc la logique jusqu’au bout et finalise actuellement une nouvelle version de son site Internet, attendue pour l’été. Alors que l’éditeur dispose actuellement d’un site de vente-édition, la nouvelle interface sera un site de vente-librairie permettant de proposer les livres d’autres éditeurs. « Aujourd’hui, nous avons seulement un espace librairie sur le site éditeur, mais nous voulons en faire un site librairie, à l’intérieur duquel l’internaute trouvera un espace éditeur. C’est une inversion de la logique », explique Patrick Bellaïche.

Tous les éditeurs n’adhèrent pas à cette démarche. « Nous ne faisons pas de vente directe, rappelle Olivier Jaoui, le directeur général de Foucher, c’est une façon pour nous de soutenir les librairies, dont nous avons besoin pour exister. » Patrick Bellaïche, pour sa part, relativise l’impact des ventes en ligne, au moins pour ce qui concerne le marché étudiant : « Nous enregistrons peu de ventes en ligne dans les régions où les libraires proposent nos ouvrages. Mais quand les libraires commandent peu de nos livres, les ventes directes sont beaucoup plus importantes. Cela montre la nécessité pour les libraires d’être en mesure de proposer les livres dans leurs rayons. » Le P-DG de Vernazobres-Grego en appelle même aux pouvoirs publics pour un rétablissement de l’équilibre en faveur des librairies physiques : « Aurélie Filippetti a dit qu’elle aiderait les libraires. Certes, nous sommes protégés par la loi Lang, mais cette protection ne devrait pas s’appliquer aux libraires en ligne. On doit protéger les libraires qui entretiennent un fonds par rapport à ceux qui n’en ont pas en vendant sur Internet. »

Car le réseau physique conserve toute son importance pour les éditeurs. Lavoisier, notamment, compte beaucoup sur le travail des libraires pour défendre ses livres. « Nos titres sont en général plus chers que ceux de la concurrence. Nous misons sur leur forte valeur ajoutée, mais ils ont besoin d’être défendus par les libraires pour trouver leur public », rappelle Emmanuel Leclerc. La maison a publié le 21 mai la 18e édition de Principes de médecine interne, une somme de 5 000 pages en deux volumes également appelée Harrison et issue du fonds Médecine Sciences Flammarion qu’elle a racheté en 2009. Tiré à 9 000 exemplaires et vendu 360 euros, l’ouvrage est un best-seller régulier. Lavoisier sort également cette année une nouvelle édition de l’Atlas d’anatomie humaine, le Sobotta, imprimée à 7 000 unités et proposée autour de 250 euros. « Notre chiffre d’affaires se construit essentiellement sur les références, souligne Emmanuel Leclerc. Nous allons proposer deux gros traités d’imagerie d’ici à la fin de l’année. Un traité d’imagerie médicale et d’imagerie de l’oreille, à chaque fois au-dessus de 300 euros. Anesthésie et réanimation sera aussi un gros traité de plus de 1 000 pages. Ce sont ces livres qui représentent le plus gros de notre activité. »

Les gros volumes restent largement rémunérateurs. Wolters Kluwer proposera à l’automne prochain la « très attendue » nouvelle édition du Moniteur internat, réunissant plus de 150 auteurs (4 tomes de plus de 1 000 pages chacun), à destination des étudiants en pharmacie, tandis que le cours de Biologie cellulaire de Pierre Cau reste l’une des meilleures ventes pour Ellipses. Elsevier Masson annonce la traduction pour la première fois de la 24e édition du best-seller international Cecil medicine, par Goldman et Schafer, qui vise un public à la fois de médecins généralistes et de spécialistes. La 6e édition d’un autre best-seller maison, Obstétrique pour le praticien, est aussi annoncée pour cette année. Chez John Libbey Eurotext, Valérie Parroco annonce l’aboutissement de la trilogie Biologie médicale. « L’accréditation est attendue par les laboratoires. Nous aurons aussi un titre sur les conduites addictives à paraître en septembre. »

Réforme ECN

Le marché étudiant lui-même, malgré un contexte difficile, offre toujours quelques opportunités, notamment au niveau de l’examen classant national (ECN). Wolters Kluwer a ainsi limité la baisse de CA de l’édition médicale grâce, entre autres choses, aux mises à jour de la collection « ECN Med », qui prépare au concours de l’internat. Contrairement à la PACES (voir article ci-contre), l’ECN présente encore en effet un certain attrait pour les éditeurs. Et ce d’autant plus qu’il fait l’objet d’une réforme des programmes à compter de la rentrée 2013. Elsevier Masson a pour l’occasion remis à jour son catalogue et s’attend à une « bonne réactivité des étudiants ». « Outre notre offre papier, les étudiants bénéficient aussi du site e-ecn.com, qui propose tous les modules de toutes les épreuves ECN. Le but n’est pas de phagocyter le marché papier, c’est une logique de complémentarité, le site renvoie vers les livres », indique Manuela Boublil-Friedrich.

Sur ce segment dominé par Vernazobres-Grego, Ellipses revendique la conquête de nouvelles parts de marché. La collection « Cap ECN », lancée l’an dernier, comprend une dizaine de titres « complémentaires aux grandes spécialités » qui sont « très appréciés des étudiants », affirme Brieuc Bénézet, le directeur général. Le bilan de la collection « QROC ECN » (Questions à réponses ouvertes courtes), également créée l’an dernier, est plus mitigé. « Les résultats sont moins bons car ces titres sont beaucoup utilisés en bibliothèque. On poursuivra cette collection dans la mesure où elle répond à de nouvelles manières d’interroger pour l’ECN, ce qui ne sera pas forcément le cas », poursuit Brieuc Bénézet. De son côté, Vernazobres-Grego complète ses collections. « Nous avons lancé la collection “ECN - Le cours? et nous allons publier deux ou trois ouvrages qui nous tiennent à cœur en dermatologie et en pédiatrie », annonce Patrick Bellaïche. <

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Une PACES sinistrée

Déçus par les résultats obtenus cette année, les éditeurs ne savent plus comment aborder le marché très dispersé et peu rémunérateur de la « première année commune aux études de santé », réformée en 2010.

La réforme du programme de première année commune aux études de santé (PACES) continue de doucher les attentes des éditeurs. Déjà décevant l’an dernier, le marché a « complètement tourné casaque » cette année, déplore Manuela Boublil-Friedrich, directrice du pôle acquisition livres chez Elsevier-Masson. La conjonction de plusieurs facteurs négatifs explique l’aggravation de la situation. « En PACES, le marché est très local. Beaucoup de facultés ont une politique de tutorat assez agressive. Les ventes y ont beaucoup plus chuté qu’ailleurs », observe Patrick Bellaïche, le patron des éditions Vernazobres-Grego. L’explosion des cours privés serait aussi une cause de l’assèchement de la demande. Un éditeur estime qu’en moyenne trois étudiants sur quatre suivent des cours privés en plus de leur programme universitaire : « Les jeunes à qui on présente des exemplaires de nos livres nous disent qu’ils sont très bien, mais qu’ils n’ont pas le temps de les lire, c’est aussi simple que cela. » Pour Manuela Boublil-Friedrich, « c’est la réforme de 2010 qui a retourné le marché ». « La qualité des ouvrages n’est pas en cause, mais les étudiants sont très fidèles à leur université et n’achètent quasiment plus », constate-t-elle.

Déception.

Le sentiment d’effondrement du marché est largement partagé par les acteurs du secteur. Arrivé sur la PACES en août 2011, Foucher a clairement levé le pied après les résultats en demi-teinte obtenus cette année universitaire. La filiale d’Hachette avait publié huit titres proposant des QCM dans les huit principales disciplines au niveau national. « Nous avions envisagé d’élargir notre offre avec huit autres matières moins importantes, mais ce projet a été annulé car les premiers titres n’ont pas trouvé leur public », déplore le directeur général, Olivier Jaoui. Pour la rentrée 2013, Foucher se contentera de faire vivre le fonds, mais « sans grand optimisme ». « Le marché est moins important que ce qu’on pouvait imaginer. Nous sommes déçus. Nous ne nous engagerons pas plus en termes de production », précise Olivier Jaoui. Même Elsevier-Masson, pourtant historiquement présent sur le marché de la PACES, va lui aussi lever le pied : « Nous nous interrogeons, indique Manuela Boublil-Friedrich. Allons-nous continuer à nous positionner sur ce marché ? Nous n’allons pas nous retirer, mais nous ne ferons pas d’efforts insensés de repositionnement, de nouvelles éditions, alors que nous ne sommes pas sûrs du tout de trouver un public. »

Echaudés par les mésaventures de leurs concurrents, certains éditeurs évitent carrément de s’adresser aux étudiants de première année. C’est notamment le cas de S-Editions ou de Lavoisier. « Nous ne nous développons pas sur la PACES, où il y a déjà pléthore d’offres, avec de grosses quantités et des prix bas », justifie Emmanuel Leclerc, directeur éditorial de Lavoisier. Dans ce contexte de morosité généralisée, Ellipses est le seul éditeur à continuer de considérer ce marché comme une « priorité ». Le directeur général de la maison, Brieuc Bénézet, décrypte : « L’année de la réforme avait été faste et a pu donner l’illusion à certains acteurs qu’on était en face d’un nouveau marché. Pour notre part, nous sommes là depuis plus de vingt ans et nous savions que ce marché repose sur des prescriptions très locales, que les tirages sont faibles… C’est quelque chose que nous savons gérer, le marché est revenu à ce qu’était le PCEM (l’ancien nom de la PACES, NDLR), avant la réforme ; les étudiants sont contents d’avoir des livres, mais on en touche peu car ils sont scindés. » Avec une centaine de titres au catalogue, quelque huit nouveautés et une quarantaine de remises à jour pour la rentrée 2013, Ellipses s’affirme plus que jamais comme le leader de ce marché.

Il entend même conforter ses positions avec la commercialisation début juin d’une nouvelle collection, « Tremplin pour la PACES », destinée à accompagner les bacheliers avant le début de leurs études de médecine. « Ces ouvrages proposent une mise à niveau fondamentale sur les grandes spécialités scientifiques et les bases du programme de la PACES », indique Brieuc Bénézet. La collection comprend trois titres qui bénéficient chacun d’un tirage moyen de 3 000 ou 4 000 exemplaires. « Avec ces ouvrages, nous ne sommes pas sectorisés sur une fac en particulier, cela permet de viser des ventes plus élevées », précise le directeur général d’Ellipses. Vernazobres-Grego travaille également à « de nouvelles offres », selon Patrick Bellaïche. Mais l’éditeur sera beaucoup plus prudent : « Nous croyons peu à l’avenir éditorial de la PACES », reconnaît-il. <

11.10 2013

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