"Avril, chante T. S. Eliot dans La terre vaine, est le plus cruel des mois…" Et cruel, avril l’est particulièrement le 24 pour toute une communauté : les Arméniens, qui commémorent ce jour-là la date de leur génocide perpétré par les Turcs il y a un siècle. 1,5 million de morts. Aujourd’hui encore, Ankara refuse d’ouvrir ses archives et d’utiliser le mot de "génocide" pour qualifier l’extermination systématique mise en œuvre par le gouvernement des Jeunes-Turcs.
La narratrice de L’étrangère se rappelle le mot d’excuse de ses parents chaque 24 avril qui la dispensait d’école pour aller à la messe à la mémoire des victimes à l’Eglise arménienne. Aravni, dite "Nanni", sa grand-mère paternelle arménienne, ne s’y rendait pas, faisant comprendre qu’elle n’avait pas besoin de Dieu pour penser à ses chers disparus. Mais hormis cette laconique précision, l’aïeule n’était guère diserte. Bien des années plus tard, vers la toute fin de sa vie, sa petite-fille l’interroge et prend des notes qui formeront la base de ce premier roman. Valérie Toranian, qui dirigea longtemps l’hebdomadaire Elle et préside aujourd’hui à la destinée de la Revue des deux mondes, signe ici un récit d’autant plus poignant qu’il ne nous entraîne pas dans un pathos facile. L’exercice même de la reconstitution permet une certaine distance malgré l’atrocité des faits, les crimes sont rapportés, les scènes imaginées. Il y a le témoignage de l’ambassadeur américain auprès de la Sublime Porte que lit le père de la jeune Valérie, soucieux de transmettre la mémoire du génocide à ses enfants : un bourreau suppliciait ses prisonniers en leur clouant des fers à cheval aux pieds. Autre épisode d’horreur "surréaliste" : durant ces marches forcées à travers des contrées désertiques, des mères quasi mortes abandonnèrent à la providence, tels de petits Moïse, leurs bébés près d’un point d’eau au milieu de nulle part, espérant qu’ils soient recueillis par quelque âme charitable ; le silence de la nuit fut déchiré par le hurlement des bêtes sauvages et des cris de bébé… Aravni avait 17 ans et déjà tout perdu : née au sein d’une famille bourgeoise et commerçante d’Amassia, elle vit disparaître son père, sa mère, sa plus jeune sœur, son premier mari ingénieur agronome… Mais au douloureux destin de la survivante se mêlent aussi les souvenirs d’enfance, tendres et pleins d’humour, de l’auteure que gavait de friandises cette grand-mère aux allures revêches dotée du buste de la Castafiore et dont elle a hérité les boucles sombres (sa mère est une Française blonde aux yeux bleus) et l’esprit regimbeur. Un hommage à la résilience d’une femme au caractère aussi fort que généreux. Sean J. Rose