3 mars > Roman France

"J’aime ces méandres de la petite histoire qui se mêlent aux boucles de la grande, ces chemins de traverse qui permettent de tirer les lignes courbes, invisibles au profane, entre des individus, des faits, des époques et leur confèrent une compréhension, une densité, un éclairage particuliers."

Ces mots que Patrick Rotman place dans la bouche de Serge Nisson, le héros très discret d’Un homme à histoires, résonnent comme un discours de la méthode, voire un art poétique. Tout au long des cinq cents pages et plus de ce livre irrigué de bruit et de fureur, de complots, de colères, de secrets mal partagés, de trahisons et d’idéalisme, à la bascule de deux mondes (celui né du chien-et-loup de l’après-guerre et celui qui vient, du gaullisme des Trente Glorieuses), les causes et les conséquences se confondront, le microcosme jouera à cache-cache avec le macrocosme. Qui est-il, cet Homme à histoires ? Peut-être ce Nisson justement, dont le roman se présente comme la relation par ses soins, au cœur du pouvoir (c’est-à-dire au sein de la rédaction de L’Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud, dont Nisson est la plus fine plume politique, ainsi, nécessairement, qu’auprès de Pierre Mendès-France), des dernières années de la Quatrième République vingt ans après les faits. Peut-être aussi, et plus sûrement, ce jeune ministre hédoniste et bibliophile, amateur d’actrices et de carte électorale, qui de l’affaire des fuites à celle de l’Observatoire collectionne les ennuis avec un goût aussi sûr que les éditions originales : François Mitterrand.

Résumons les faits. Tout commence à l’heure où déjà l’on pressent que tout est fini. 20 mai 1954, Diên Biên Phu est tombé et le gouvernement Laniel s’apprête à faire de même. De ce monde ancien jaillit comme une espérance, portée par la stature morale d’un Mendès-France qui pourrait devenir président du Conseil, entouré d’une équipe dont la jeunesse n’a d’égale que les qualités, regroupée autour de L’Express et de quelques jeunes gens aux têtes bien faites comme l’excellent Simon Nora. Mitterrand observe tout cela avec un intérêt non dénué de scepticisme. Aux joies rudes de la modernité, il préfère celles éprouvées des réseaux d’affidés qui constitueront bientôt son premier cercle autour de la figure de Jean-Paul Martin, qui deviendra son directeur de cabinet adjoint au ministère de l’Intérieur après avoir été celui de René Bousquet au secrétariat général à la Police de Vichy. Bref, l’époque était coutumière de ce théâtre d’ombres dans lequel les communistes jouaient aussi les premiers rôles tandis qu’en fond de scène s’agitaient agents doubles, et éventuellement triples, et que tout se finissait toujours par un déjeuner chez Lipp ou, mieux, dans la propriété de Pierre Lazareff à Louveciennes. Pendant ce temps-là, le drame algérien prend ses aises, Mauriac persifle l’air de rien et Albert Camus prophétise. Chacun sait confusément qu’il a rendez-vous avec son destin.

Patrick Rotman mène son affaire avec une maestria et une allégresse qui font de cet Homme à histoires le point de convergence entre le grand récit de formation français et les fictions spéculatives d’un Graham Greene ou d’un John le Carré. Il règne sur tout cela un parfum entêtant et inoubliable : celui de la défaite. Olivier Mony

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