Philippe Djian donne ses rendez-vous dans un café près du Luxembourg, où il eut longtemps ses habitudes. Courtois, disponible, précis, il a gardé de ses débuts en littérature une impériosité paradoxale où se mêlent la colère et la douceur. L’auteur de Bleu comme l’enfer et de 37°2 le matin n’a pas changé. Il a moins vieilli que son époque. S’il n’a guère de goût pour conduire sa carrière le regard rivé sur son rétroviseur, il ne cesse pourtant de revenir vers ces années où il introduisit dans les salons bourgeois de la littérature française un grand vent frais venu de l’ouest. Moins apaisé qu’il n’y paraît.
Comment êtes-vous devenu écrivain ?
Je n’ai jamais voulu être écrivain. Jeune, j’avais été stagiaire quelques étés chez Gallimard. C’est ainsi que je me suis retrouvé à faire des paquets pour Morand, Queneau, Violette Leduc… Pas vraiment mon genre de beauté. Moi, je lisais ce que publiait Le Sagittaire : Selby, Brautigan, etc. Plus tard d’ailleurs, Raphaël Sorin sera le premier éditeur à m’appeler, mais il voulait me faire changer trop de choses dans mon texte, je n’en voyais pas l’intérêt. A l’époque, je ne pouvais pas lire Modiano ou Le Clézio. Je voulais "seulement" qu’on me parle de la vie. Mon rapport à l’écriture passait par la lecture, même si déjà j’aimais bien tenir des journaux ou ce qui en tenait plus ou moins lieu. Depuis, je suis moins maximaliste. Par exemple, je trouve qu’Un pedigree de Modiano est un livre magnifique.
Avez-vous eu du mal à vous intégrer au monde littéraire ?
Quand j’ai commencé à publier, il n’y avait pas trop de gens pour faire ce que je faisais. J’avais beau rêver de communautés d’artistes, d’aider à dresser des passerelles, je restais seul. Par choix comme par nécessité, sans doute. Je me souviens que je m’attirais les lazzis du "milieu" lorsque je disais quelque chose comme : "je voudrais écrire des romans qui soient comme des chansons de Lou Reed". Très vite, des gens comme Rinaldi ou Lambron me sont tombés dessus. J’ai eu alors l’impression, que j’ai toujours, que c’était plus moi que l’on attaquait que mon travail.
La situation a changé par la suite ?
Au début des années 1990, je change d’éditeur. Je passe chez Gallimard. En plus - ce qui était très inhabituel pour un écrivain français -, j’ai un agent, François Samuelson, auquel a succédé depuis Andrew Wylie. Tout cela est très mal vu. Beaucoup me lâchent. Mon arrivée à la NRF est perçue comme une provocation. Le seul à me défendre alors est Philippe Sollers. J’étais resté très seul. Les Houellebecq, Despentes, Jauffret et les autres n’avaient pas encore contribué, à leur façon, à desserrer l’étau. Aujourd’hui, les choses ont quand même changé, le "milieu" n’est plus tout à fait le même. L’horizon, globalement, s’est éclairci. Et pourtant, quelque chose demeure de ces blocages.
Durant les années 2000, j’ai sorti six volumes, présentés comme six "saisons" d’une série littéraire, Doggy bag (Julliard). Je pensais que des gens comme Houellebecq allaient m’emboîter le pas. Et rien… Pourtant, je crois qu’il faut se servir de l’"entertainment". Le spectacle, ce n’est pas sale, et je me fiche d’être réaliste. De toute façon, depuis Shakespeare, tout a déjà été écrit. C’est en changeant notre angle de vision, comme chez Ozu, que l’on change la représentation du monde. Et les grandes séries (Breaking bad, Les Sopranos…) ont changé depuis quinze ans notre représentation du monde. Où est la littérature là-dedans ?
Ce qui a changé aussi, et là pas en bien, c’est la difficulté grandissante de vivre de son écriture. Aux Etats-Unis, c’est encore possible, parce que les journaux publient encore des nouvelles, de longs récits, etc. Quels journaux français aujourd’hui font de même ? Or l’écriture, si on veut le faire bien, c’est du temps. Du temps pris à toute autre activité.
Quel auteur êtes-vous ?
Ce que j’essaie d’être, c’est un auteur populaire. C’est bien le moins. Contrairement à ce que l’on rabâche trop souvent, cela ne passe pas par l’histoire. L’histoire, c’est la cinquième roue de la charrette. Seul le style compte. Très peu d’écrivains, au fond, en ont un. C’est le style qui amène le récit, pas l’inverse. C’est le cas chez tous ceux que j’aime aujourd’hui en France, les Echenoz, les Toussaint, les Jauffret (surtout ses premiers livres). C’est aussi le cas chez Angot, chez Despentes. Dans le même temps, je crois que le débat apparu ces dernières années autour de l’autofiction, l’écriture de soi, n’est pas un vrai débat. Seuls le style, la langue sont approche et résolution du monde. Et je continuerai à écrire de la fiction, de la fiction seulement, parce que c’est là que je suis au plus près de ma vérité d’écrivain.
Cherchez-vous à transmettre cet état d’esprit ?
En ce moment, une part importante de mon emploi du temps est consacrée à l’animation d’ateliers d’écriture. Un chez Gallimard et un autre en Suisse. J’essaie de travailler pour les autres en travaillant, avec eux, la langue. Je ne prétends pas, bien entendu, faire des pensionnaires de ces ateliers des écrivains, mais juste leur faire gagner du temps. Leur permettre de ne pas se poser de mauvaises questions. Une "panne" dans l’écriture d’un roman, cela peut être fructueux si l’on sait l’utiliser. L’inspiration ne sert à rien. Le seul "mystère", c’est la première phrase. Le reste en découle. Le reste, encore une fois, n’est qu’une affaire de style.
On n’apprend pas à être écrivain, cela va de soi, mais la défiance française à l’égard des ateliers d’écriture me paraît très symptomatique d’un rapport emphatique à la littérature. Les Américains, qui ont un rapport à la culture plus libéré, même si parfois, un peu formaté, ne se posent pas ce genre de questions, et il n’est pas d’université sans ses ateliers de "creative writing".