A l’évidence, Gallimard a souhaité donner au centenaire de la publication de Du côté de chez Swann, le premier volume d’A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, paru en décembre 1913 à compte d’auteur chez Grasset, après refus du roman par les éditions de la NRF, un aspect événementiel. Cet événement prend la forme de trois ouvrages, mis en vente le 17 octobre, dont deux renouent avec la tradition bibliophilique de la maison : le fac-similé des premières épreuves corrigées de la main de Proust de Combray, première partie de son livre ; Lettres à sa voisine, correspondance totalement inédite de l’écrivain avec une certaine Marie Williams, dont on sait peu de choses si ce n’est qu’elle et son mari, dentiste, habitaient le même immeuble que Proust, au 102, boulevard Haussmann ; et une édition grand format d’Un amour de Swann, la deuxième partie du livre, «orné» de dessins par Pierre Alechinsky.
Pour Livres Hebdo, l’artiste évoque son travail, ses liens avec l’œuvre de Proust et celle des autres écrivains, nombreux, qu’il a illustrés.
Pierre Alechinsky, comment est née l’idée de cette édition d’Un amour de Swann ?
Ce n’est pas moi qui l’ai eue ! Je n’aurais jamais osé. C’est Gallimard qui m’a proposé le projet, dans le cadre du centenaire de la Recherche. J’ai demandé trois mois de réflexion, avant de refuser. Et puis, un jour, alors que j’étais au téléphone - appareil que je tiens de la main droite, moi qui suis gaucher -, je me suis mis à dessiner distraitement dans les marges des épreuves grand format d’Un amour de Swann, que l’éditeur m’avait envoyées. Ensuite, c’est venu tout seul, en une quinzaine de jours.
Votre intervention sur ce livre est différente de ce que vous faites d’habitude. Ici, pas de dessins ni de gravures pleine page.
On n’illustre pas Proust. J’ai donc décidé d’« orner » le texte, comme c’est précisé sur la couverture, dans l’esprit de Proust. « Enluminer » aurait été trop prétentieux. J’ai fonctionné par doubles pages : du côté droit, une pastille bleue figurant un S crypté pour évoquer Swann, qui tourne comme un yoyo, de haut en bas et sur soi-même, quand on feuillette les pages rapidement. Et, du côté gauche, j’ai glissé des allusions au texte, soit marginales : visages féminins, éclisse de violon, soit plus précises : un cattleya, un violon, la canne de Charlus, le profil de la princesse de Guermantes, ou même, page 66, le visage du narrateur.
Dans un autre de vos livres, Pierre Alechinsky à la maison de Balzac (Fata Morgana, 1989), vous écrivez : « Imager n’est pas concurrencer. » C’est un peu votre devise ?
Tout à fait. Il ne faut pas que l’image dérange le lecteur. Notre édition grand format (25 × 32,5) d’Un amour de Swann a été conçue pour relire Proust confortablement, dans un transat.
C’est votre cas ?
J’ai déjà lu trois fois l’intégrale de la Recherche au cours de ma vie. La première, c’était en 1955, j’avais 27 ans, au cours d’un voyage au Japon par bateau. Un mois aller, un mois retour, c’était parfait. Proust, on peut y revenir tout le temps. Par exemple, je viens de relire Marcel Proust sous l’emprise de la photographie (Gallimard, 1997) de Brassaï, qui était aussi un grand écrivain, ce qu’on sait peu. Proust s’intéressait beaucoup à la photographie. Je ne crois pas qu’il en ait pris lui-même, mais il en demandait souvent à ses amis.
On sent chez vous une grande admiration, une familiarité avec l’œuvre de Proust. C’est étonnant que vous ne l’ayez pas lu plus tôt, durant vos études ?
Il n’était pas dans le cursus. Et puis, à Decroly, j’étais un élève médiocre, qui a été « non réadmis », c’est-à-dire foutu à la porte.
Vous avez déjà réalisé un autre ouvrage «proustien» ?
Oui, en 1988, Ces robes qui m’évoquaient Venise, pour Fata Morgana. C’est Bruno Roy, l’éditeur historique, qui en a eu l’idée. Le texte de Proust est un extrait de La prisonnière, et j’y ai glissé cinq eaux-fortes inspirées par des robes du couturier Fortuny, très en vogue à l’époque de Proust.
Votre édition d’Un amour de Swann comprend des exemplaires de tête, avec des gravures. Comment voyez-vous la cohabitation de ce genre d’édition bibliophilique «élitiste», avec la « modernité », le livre numérique, les tablettes ?
J’ai conçu des exemplaires de tête, en effet, avec trois estampes de cattleyas. Le numérique et les tablettes, pour moi, c’est totalement inexistant. L’odeur de l’encre est une drogue assez forte. Quant à «l’élitisme», il fait vivre les derniers imprimeurs !
Le livre constitue le cœur, le pivot de votre œuvre. C’est parce que vous avez étudié l’illustration, la typographie, les techniques de l’imprimerie et la photographie à l’Ecole nationale supérieure d’architecture et des arts visuels de La Cambre, à Bruxelles ?
A l’origine, bien sûr, c’est important d’apprendre les techniques. Jeune, je me cherchais un métier, certainement pas peintre ! Mes études m’ont servi énormément, par exemple pour la mise en page des images. Mais, gaucher, je compose mes images à l’envers. Je sais aussi écrire à l’envers. Spontanément, je vais dans l’autre sens. Je dessine de la main gauche, mais j’écris de la droite, parce qu’on m’a contrarié à l’école. Plus tard, je suis allé au Japon pour voir comment font les calligraphes : chacun de leurs gestes va de gauche à droite. Quant au livre, s’en rapprocher, ça vous fait lire.
Vous êtes sans doute le plus « littéraire » de nos artistes. Grand lecteur, vous avez conçu, illustré de très nombreux ouvrages.
Oui, beaucoup, mais pas autant que mon ami Michel Butor, qui ne parvient plus à les compter ! Chaque livre est un cas particulier à résoudre, pour lequel j’invente des stratagèmes. C’est ça qui me passionne. Par exemple, pour un inédit de Cendrars, confié par sa fille à Fata Morgana, j’ai composé des images muettes à qui des peintres et des écrivains ont dû donner un titre. Pour un Cingria, Le carnet du chat sauvage, je me suis servi de l’empreinte de la patte de mon chat, lequel n’a pas aimé ça du tout. Mon premier livre, c’était à La Cambre, Le poète assassiné d’Apollinaire, avec des linogravures. C’était mon examen de passage et je l’ai obtenu. Depuis, j’ai fait quelques progrès.
Vous êtes vous-même un écrivain prolifique.
Ce que j’écris est en relation avec mon expérience matérielle de la peinture, ou bien ce sont des souvenirs sur des artistes que j’ai connus, comme Asger Jorn ou Christian Dotremont, mes amis de Cobra. Il y a aussi Roue libre, paru dans feu la belle collection « Les sentiers de la création », chez Skira, où, textes et photos mêlés, je tentai d’éclaircir quelques zones laissées en suspens par André Breton. Ce livre, ainsi qu’un autre, Lettre suit, devrait être réédité prochainement chez Gallimard.
Depuis l’après-guerre et Cobra, vous faites tellement partie du paysage intellectuel français qu’on a oublié ici que vous étiez belge. A moins que vous n’ayez été naturalisé, comme votre ami et compatriote Michaux ?
Non, je suis toujours belge, par distraction ! Quand je me suis installé en France, j’ai oublié de demander la naturalisation. La double nationalité étant impossible, changer maintenant, ce serait absurde. Mais, contrairement à certains Français, je paie mes impôts en France ! Quant à Michaux, il détestait qu’on lui rappelle sa nationalité d’origine. Moi non.
Vous n’avez jamais illustré de textes de Michaux ?
Non. Ça ne s’est pas fait. Quant à un livre posthume, nous étions trop proches, je refuserais. C’est pareil pour un inédit que Dotremont m’avait confié de son vivant. Je n’ai pas eu le temps de faire le livre à l’époque. Aujourd’hui, je n’oserais pas, tellement il m’émeut encore à chaque lecture. N’oublions pas que «tout ce que vous peignez pourra être retenu contre vous».
Marcel Proust, Un amour de Swann orné par Pierre Alechinsky, Gallimard, 208 p., 39 euros.
Proust au labeur
Après la mort de Marcel Proust, en 1922, c’est son frère Robert qui se chargea de sa succession. Quand il meurt à son tour en 1935, sa veuve, Marthe, se lance dans une entreprise de « déproustisation » : dispersion des meubles de l’écrivain, autodafés de ses livres, manuscrits, correspondances… De ce naufrage, le parfumeur Jacques Guérin (mort en l’an 2000, à 98 ans), fan de Proust qu’il avait connu, sauva quelques pièces majeures dont du mobilier - qui se trouve au musée Carnavalet -, et des manuscrits, dont ceux d’A la recherche du temps perdu. La plupart se trouvent à la BNF, mais la fondation Martin-Bodmer à Cologny (Suisse) a acquis quelques trésors, dont ces 29 «placards» de Combray, premières épreuves pour Grasset, quasi réécrites par Proust, raturées, surchargées, augmentées des fameuses paperolles. La transcription et l’édition en ont été assurées par Charles Méla, directeur de la fondation Martin-Bodmer, à l’initiative du projet. L’ouvrage, format 30 × 40, réalisé par les services techniques de Gallimard et imprimé à Shenzhen (Chine) par C & C Joint Printing, Co, HK, Ltd, relié en galuchat gris et servi sous emboîtage, a été tiré à 1 200 exemplaires numérotés, et ne sera jamais réimprimé. Son prix : 189 euros jusqu’au 28 avril 2014, 219 euros ensuite. Il est prudent de réserver son exemplaire. Chez Gallimard, on indique que si le succès est au rendez-vous, on n’exclut pas de poursuivre avec le fac-similé des épreuves d’Un amour de Swann (également à la fondation Martin-Bodmer) et de Nom de pays :le nom (propriété de la BNF).
Titrée Lettres à sa voisine par ses éditeurs Jean-Yves Tadié, éditeur de la Recherche dans la « Pléiade », et Estelle Gaudry, conservatrice du musée des Lettres et Manuscrits (qui les a rachetées à Gérard Emler, descendant des destinataires), cette correspondance comprend 26 lettres (3 au docteur Charles Williams, 23 à sa femme), non datées, qui courent de 1908 à 1916. La fin est perdue - jusqu’au déménagement de 1919 -, ainsi que les lettres de Marie, que Proust prisait fort. Ce sont les missives d’un voisin phobique qui prie ses voisins de lui épargner tout bruit, d’un malade à une malade, qui témoigne de ses tourments, d’un écrivain avant tout qui, dès 1914 et la parution dans La NRF d’extraits de A l’ombre des jeunes filles en fleurs, s’explique sur son œuvre telle qu’il commence à la concevoir, à une femme sensible, laquelle était elle-même une artiste, musicienne et poète. Ils ne se virent que deux fois, mais c’est un vrai roman épistolaire qui s’est écrit entre eux. Cette amie aujourd’hui retrouvée, dont Proust n’avait parlé à personne, s’est suicidée en 1931. J.-C. P.