Tom Crewe, enfant, aimait les histoires, se les raconter surtout. Dès qu'il sut lire et écrire, il les couchait sur le papier, son père les illustrait. « Ma mère les a gardées », sourit-il au souvenir de cette enfance passée dans le nord de l'Angleterre et habitée par la fiction, ces aventures miniatures, les histoires, petites, mais aussi la grande Histoire, la geste du collectif, qu'il étudierait plus tard à l'université de Cambridge... « On visitait en famille les châteaux des environs... Un soir, couché dans mon lit, je me suis rendu compte qu'on était en lien avec le passé, je me disais que j'avais un père qui avait un père qui lui-même en avait un, et ainsi de suite. Ça voulait dire que j'étais relié aux Tudors ! » Tirer ce rideau entre passé et présent pour voir le spectacle du monde d'hier, voilà ce dont rêvait le garçon. C'est réussi avec La Vie nouvelle qui nous projette dans l'Angleterre victorienne. Ce premier roman est à la fois une peinture d'une Albion au carcan de la morale et une plongée dans la psychologie de deux pionniers des droits homosexuels, John Symonds et Henry Ellis, coauteurs d'un essai sur ce qu'on appelait alors « l'inversion sexuelle ». Mais « les femmes ne sont pas en reste », précise l'auteur. Edith, l'épouse lesbienne d'Ellis, médecin de formation, est une féministe haute en couleur. Catherine, quant à elle, mariée à Symonds, ce poète versé dans la culture grecque classique, est la touchante victime collatérale de la libido maritale. Symonds, quoique père de famille bourgeois, entend vivre librement son désir pour la gent masculine... Ainsi sommes-nous dans les têtes. Et dans les corps. L'incipit avec une scène des plus torrides dans un transport en commun donne le la d'une écriture qui, dût-elle interroger le politique, n'a pas oublié de s'incarner. D'ailleurs, sexe et politique sont intimement liés.
Outre-Manche, les rapports sexuels entre hommes ne sont plus passibles de la peine de mort depuis 1861 ni des travaux forcés auxquels fut condamné Oscar Wilde, l'homosexualité a été dépénalisée en 1967, le mariage gay est devenu loi en 2014...
Le docteur en histoire, aujourd'hui collaborateur à la London Review of Books, rappelle quand même l'odieuse « Section 28 » (de l'article d'une loi interdisant la promotion de l'homosexualité dans les écoles) « qui n'a été abrogée que lorsque j'avais 14 ans », ainsi que l'opprobre dont était entaché le sida. Sa propre orientation sexuelle lui a ouvert les yeux, à l'instar de ces radicaux homos victoriens. Se sentir différent, être stigmatisé comme tel, engendre une certaine solidarité avec les exclus. « Là où j'ai grandi, “gay” était une insulte, et on me disait gay sans que je sache pourquoi, j'ai fait mon coming-out à 21 ans, et ne me reconnaissant pas dans l'intérêt de mes pairs pour les filles ni dans les représentations très folles de l'homosexualité à l'époque, je me pensais asexuel... » Mais toute cette homophobie n'est-elle pas à remiser aux vieux placards où d'aucuns se cachaient ? En littérature en tout cas, vu le succès de La Ligne de beauté d'Alan Hollinghurst, ou, récemment, de Shuggie Bain de Douglas Stuart, tous deux consacrés par le Booker Prize... Tom Crewe reconnaît « un moment “queer” ». Attention, toutefois, que ce label gender fluid ne soit pas juste une énième façon de faire vendre. Le progressiste reste confiant mais vigilant.
Sean Rose