Comme dans d’autres pays occidentaux, les bibliothèques françaises élaborent depuis plusieurs années une offre de services destinée à aider les populations issues de l’immigration à mieux s’insérer dans leur pays d’accueil, en particulier en les accompagnant dans l’apprentissage du français. Ces missions, toujours menées en partenariat avec des associations spécialisées et les organismes sociaux de la ville, sont tout à fait légitimes en bibliothèque : elles s’insèrent dans les politiques de conquête de nouveaux publics, dans le développement des services de formation tout au long de la vie et dans le renforcement du rôle social des établissements de lecture publique. Elles posent cependant un certain nombre de questions, en particulier sur la manière d’intervenir avec pertinence auprès de ces publics avec des actions adaptées mais sans stigmatiser les participants, et sur la place des bibliothécaires dans ces dispositifs qui impliquent aussi des formateurs, des travailleurs sociaux, voire des artistes.
Depuis plusieurs années, les équipes des médiathèques de Montreuil en Seine-Saint-Denis y réfléchissent. Depuis 2006, ce réseau développe de nombreuses actions d’accompagnement à l’apprentissage du français, en collaboration avec des associations locales et avec le service municipal dédié à l’intégration, qui organise des cours de français langue étrangère (FLE) suivis par plus de 350 personnes par an. L’équipe propose des visites de la bibliothèque adaptées à un public non francophone, au cours desquelles sont mis en avant les documents susceptibles de les intéresser et la dimension conviviale de la bibliothèque. Suite à la demande exprimée par une étudiante des cours de FLE pendant une visite, la bibliothèque a instauré, depuis 2011, des ateliers de conversation animés par un bibliothécaire. L’établissement organise aussi des ateliers dans les classes d’accueil pour les élèves non francophones des collèges de Montreuil. Animés par une comédienne, ces ateliers partent de l’expression corporelle pour aller vers l’expression orale.
La bibliothèque monte régulièrement des opérations ponctuelles comme l’atelier du son, un cycle de quatre séances proposé au printemps à un groupe de travailleurs immigrés montreuillois, et animé par Monica Fantini, réalisatrice à Radio France internationale et créatrice du site Ecouter Paris, un parcours sonore en ligne dans la capitale.
Pour la troisième séance, une douzaine de participants se retrouvent dans une salle de la bibliothèque Robert-Desnos. L’animatrice annonce le programme : « Ce soir, nous allons constituer une valise sonore à partir de sons que chacun de nous va proposer. » Avant cela, on commence par un exercice à partir de mots sélectionnés par les participants la semaine précédente. Tout le monde doit répéter en boucle le mot « chuchoter », plus ou moins fort selon les indications données par un membre du groupe, désigné comme « chef d’orchestre ». Ce soir, c’est Amara, blouson noir et casquette sur la tête, qui endosse le rôle avec un plaisir évident, pendant que Monica Fantini enregistre l’exercice. Empruntant divers chemins, l’atelier a pour but de familiariser les participants à la langue française en les faisant jouer avec la sonorité des mots et en les invitant à s’exprimer à partir de sons du quotidien captés par la réalisatrice dans les rues de Paris ou d’ailleurs.
Faire tomber les obstacles
Les bibliothèques de Grenoble font également partie des réseaux qui mènent de longue date des actions en direction des publics non francophones. Elles interviennent notamment dans le cadre des actions sociolinguistiques (ASL) organisées par le centre de ressources départemental Isère relais illettrisme (Iris) et destinées à des personnes qui apprennent la langue française. Elles collaborent également avec les centres sociaux dans les quartiers et avec plusieurs associations de lutte contre l’illettrisme. Là aussi, l’accent est mis sur la convivialité : la bibliothèque accueille régulièrement les groupes d’étudiants, mais pas question de faire une visite classique en parlant de conditions d’inscription, d’horaires d’ouverture et de classification Dewey ! Le premier travail consiste à faire tomber les représentations négatives en invitant les personnes à s’exprimer sur l’image qu’elles ont des bibliothèques, de manière spontanée ou sous forme de jeu (j’aime, je n’aime pas). Le bibliothécaire présente ensuite les collections en partant de sujets proches de la vie des participants (le pays d’origine, la scolarité des enfants, leurs centres d’intérêt) ou simplement en fonction de la conversation en cours. L’objectif est de rassurer, de donner envie, de rappeler à quoi peut servir l’écrit dans la vie quotidienne : lire une recette ou un horaire de train. « Nous n’intervenons pas en affirmant d’emblée que la lecture c’est du plaisir, prévient Annie Vuillermoz, directrice des bibliothèques de quartier. Pour ces personnes éloignées de l’écrit, la lecture, c’est fastidieux, difficile. Il faut adopter une approche plus rassurante. »
Convaincre les partenaires
Dans ces dispositifs, les bibliothécaires doivent trouver leur place. Il est parfois nécessaire de convaincre non seulement les usagers, mais également les partenaires, voire les collègues. « On s’est beaucoup interrogé sur la place des bibliothécaires, des formateurs, des artistes intervenants. Notre position est claire : le bibliothécaire ne joue jamais le rôle de formateur. Dans les ateliers de conversation, par exemple, il anime en lançant un sujet de discussion, mais il ne s’agit pas d’un cours, insiste Renata Pannekoucke, coordinatrice des projets en direction des publics non francophones du réseau des bibliothèques de Montreuil. Par ailleurs, certains formateurs avec lesquels nous travaillons ont une vision restreinte de la bibliothèque. Ils nous demandent par exemple de ne visiter que le secteur jeunesse en pensant que c’est la seule chose adaptée à leurs élèves. A nous de leur montrer la diversité des ressources qui peuvent les intéresser. » Le secret de la réussite réside dans la patience et la persuasion : « Il faut du temps pour convaincre les partenaires et convaincre les équipes en interne. Il ne faut pas vouloir aller trop vite », confirme Fabrice Chambon, directeur du réseau des bibliothèques de Montreuil.
L’un des freins est le manque de formations à l’accueil des publics non francophones pour les bibliothécaires. A Grenoble, les bibliothécaires qui animent l’accueil des groupes participant aux ASL ont pu bénéficier des formations organisées par Iris et font régulièrement un travail d’autoévaluation de leurs actions en interne. « Les bibliothécaires doivent lutter contre leur tendance à la prescription, leur envie de transmettre comme message que lire, c’est bien, souligne Annie Vuillermoz. Nous favorisons l’échange plutôt que la prescription. Cette approche perturbe parfois les bénévoles des associations qui ont une vision très scolaire de l’apprentissage et de la bibliothèque. » Un autre obstacle est que, bien souvent, ces actions sont fondées sur le volontariat des bibliothécaires. C’est le cas à Grenoble, où l’accueil des publics non francophones repose sur deux personnes dans chaque bibliothèque. Principe de volontariat également à Montreuil, mais le directeur du réseau n’exclut pas de rendre systématique pour tout le monde la participation à ces actions, si ces dernières étaient amenées à prendre plus d’importance.
La conquête de la langue française
L’impact des actions menées envers les publics non francophones est un point essentiel mais délicat à évaluer. « Il est difficile de savoir quelle est l’efficacité des visites que nous organisons sur les participants, reconnaît Renata Pannekoucke. On voit cependant bon nombre d’entre eux revenir individuellement, souvent en demandant à voir la personne de l’équipe qui a assuré la visite. » Le réseau des bibliothèques tient à valoriser les cultures d’origine des usagers non francophones en proposant des collections en différentes langues (arabe, chinois, turc, tamoul, portugais) sur différents sujets, des documentaires sur les différents pays, mais aussi des auteurs français et des best-sellers internationaux traduits ou des guides touristiques sur Paris. « Nous menons des actions spécifiques mais le but est bien que ces publics participent à terme aux activités proposées à l’ensemble des usagers de la bibliothèque », souligne Fabrice Chambon. A Grenoble, le but de ces actions n’est pas forcément d’amener les participants à prendre leur carte de bibliothèque.
« Certains participants reviennent ensuite seuls pour lire le journal, des mamans emmènent leurs enfants à la section jeunesse. Peu s’inscrivent et deviennent des adhérents actifs », confirme Annie Vuillermoz. Mais notre objectif n’est pas que tous les participants s’inscrivent à la bibliothèque. Nous voulons simplement les aider dans leur conquête de la langue française. Dans ce parcours, la bibliothèque est un outil parmi d’autres. »
Le « livre vivant » de la BPI
La Bibliothèque publique d’information (BPI) du Centre Pompidou a, quant à elle, mis en place en direction des publics migrants un dispositif de médiation original, né en réponse à une situation de fait. A la fin des années 2000, les bibliothécaires voient apparaître un nouveau public : de jeunes immigrés d’origine afghane qui viennent exclusivement pour consulter gratuitement Internet. Faute d’une langue commune, le personnel ne peut communiquer avec ces usagers ni leur proposer d’autres services. C’est pour surmonter cet obstacle que la BPI organise depuis d’avril 2010 des permanences en partenariat avec France terre d’asile. Tous les jeudis et vendredis après-midi, un médiateur de l’association, maîtrisant six langues dont le farsi, le pachto, l’ourdou et le bengali, accueille ce public de migrants, servant auprès d’eux de véritable « livre vivant ». Ses interventions s’organisent autour de deux missions : d’une part, informer ces usagers sur les ressources de la bibliothèque, organiser des visites guidées dans leur langue et les initier au service autoformation. D’autre part, les informer sur leurs droits, les possibilités d’hébergement, et les orienter vers des structures spécialisées pour les demandeurs d’asile et les réfugiés.
Depuis un an, c’est Saleh qui occupe ce poste. On le rencontre à la fin de l’une de ses permanences. Ce jour-là, il a renseigné un jeune migrant qui voulait aller en Grande-Bretagne, traduit des documents administratifs pour un autre. Deux jeunes habitués sont de passage, juste pour dire bonjour et bavarder un peu. Les permanences de la BPI sont maintenant bien connues des nouveaux arrivants et font partie des bonnes adresses qui circulent par le bouche-à-oreille. « J’accueille régulièrement des personnes qui viennent ici directement dès le premier jour de leur arrivée en France », confirme Saleh. Ce jeune homme souriant aux manières posées est mieux placé que quiconque pour comprendre les inquiétudes et les espoirs de ces migrants fraîchement débarqués. Lui aussi a quitté son Afghanistan natal pour se retrouver en 2008 sur les pavés de Paris. A son arrivée, ne parlant pas un mot de français, il erre pendant dix jours dans les rues, jusqu’à ce qu’un camarade lui conseille d’aller à la BPI. Il y apprend le français dans l’espace autoformation. Travaillant dans un cabinet d’avocats, et depuis trois ans pour France terre d’asile à l’accueil des migrants, c’est lui qui, à son tour, aide les nouveaux arrivants à construire leur nouvelle vie.
Aujourd’hui, ce service accueille la communauté des Afghans, mais aussi des personnes en provenance d’Iran, de Tunisie ou de Syrie. Cette expérience a inspiré d’autres initiatives comme la création d’ateliers de conversation dans différentes langues dont le français langue étrangère, ou le recrutement de vacataires persanophones pour assurer la réception à l’espace autoformation où des accueils de groupes de migrants sont organisés en dehors des horaires d’ouverture du service pour les aider à se familiariser avec le lieu. Certaines tentatives en revanche ont été abandonnées, comme la création de collections en langues d’origine, les acquisitions dans certains pays se révélant trop compliquées, ou encore la mise en place de séances à mi-chemin entre le cours et l’atelier de conversation pour les débutants en français persanophones, abandonnées au bout d’un an. « L’expérience n’a pas été renouvelée car il apparaissait injuste d’offrir ce service pour ce seul groupe d’usagers et pas pour d’autres communautés linguistiques », explique Hélène Deleuze, chef du service Coordination de l’accueil. D’autres projets sont cependant en cours, notamment la création de collections de livres en français facile. L’équipe réfléchit également à une offre qui permettrait de faire la transition entre l’accueil dans la langue d’origine et l’acquisition du français dans l’espace autoformation. « Il y a un seuil entre les deux qui est difficile à franchir pour un certain nombre d’usagers car cela nécessite d’être déjà autonome dans la langue, note Hélène Deleuze. Il faudrait un accompagnement qui facilite ce passage. » < V. H.