Enquête

Prix littéraires : Ces chiffres qui rendent fou

Olivier Dion

Prix littéraires : Ces chiffres qui rendent fou

En France, près de deux prix littéraires sont décernés chaque jour. Boosters de chiffre d'affaires pour les éditeurs, outil de fidélisation pour les libraires, ils apportent aux auteurs, loin des caméras stationnées un jour par an devant Drouant, un encouragement moral et pécuniaire. Mais quel est leur réel poids économique ?

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Par Marine Durand et Isabel Contreras,
Créé le 04.06.2021 à 23h12

Quel est le point commun entre la Gendarmerie nationale, le bar parisien Jésus Paradis et l'hebdomadaire Les Inrocks ? Ils ont tous créé cette année leur prix littéraire. Qu'il s'agisse de publier un roman écrit par un gendarme, de couronner un « deuxième roman », ou de mettre en valeur un titre paru hors rentrée littéraire, tous témoignent d'une passion très française. LH Le magazine recense plus de 1 700 entrées sur sa base de données « prix littéraires ». En 2019, 634 prix ont été effectivement décernés en France ou dans la francophonie. Soit près de deux chaque jour.

Société centrale canine, spécialiste des séjours en camping-village (Homair Vacances), mairies, fondations, associations... Tout le monde veut son nom sur un prix littéraire. Et l'inventaire se fait vertigineux quand on s'intéresse aux chèques. Nous avons comptabilisé 214 prix dotés, entre 10 euros (pour le Goncourt) et 200 000 euros pour le Prix mondial de la Fondation Simone et Cino Del Duca.

Mises bout à bout, ces dotations littéraires représentent une jolie somme de 1 402 982 euros redistribuée à des écrivains. De quoi compenser d'autres chiffres moins engageants. Camille Oriot, consultante sur le marché du livre pour l'institut GFK, cite six prix de la rentrée littéraire qui déclenchent des ventes importantes au moment de leur proclamation : le Goncourt, le Goncourt des lycéens, le Renaudot, le Femina, le prix du roman Fnac et le Grand prix du roman de l'Académie française. Six romans distingués sur les 300 à 400 publiés chaque année dans la rentrée de septembre.

« La rentrée, c'est une période assez violente, une hécatombe. La seule chose qui fait qu'on s'impose ça, c'est l'espérance des prix », admet Gaëlle Nohant, qui a été en lice pour le prix de l'Académie française il y a trois ans. Depuis plusieurs années, des voix d'éditeurs s'élèvent d'ailleurs pour demander aux jurés de reporter certaines proclamations au printemps, pour atténuer le goulot d'étranglement de septembre. Les débats sont à la hauteur des enjeux financiers : un roman barré du bandeau « Goncourt » se vend entre 3 et 33 fois plus qu'avant la proclamation, calculait l'hebdomadaire Le Point en 2015, pour des ventes moyennes de 405 000 exemplaires (GFK).

Preuve de l'importance de ces récompenses dans l'économie du livre, Muriel Beyer, fondatrice des éditions de l'Observatoire, vient d'embaucher comme consultant littéraire Pierre Gestède, ancien attaché de presse chez Gallimard, afin qu'il joue les intermédiaires entre la maison d'édition et les jurés des grands prix. « C'est stratégiquement important pour nous, éditeurs, car les auteurs sont très attachés aux distinctions littéraires. C'est notre devoir d'être en mesure de les défendre partout, de les faire connaître. » Et quand le devoir n'est pas rempli, il arrive que l'auteur mette les voiles. Comme le rappelait la revue Décapages en 2014, François Taillandier, édité à ses débuts chez Bernard de Fallois, a changé de maison d'édition au milieu des années 1990, estimant que son éditeur n'était pas assez « dans le coup » au niveau des prix. En 1999, les immortels de l'Académie française lui décernaient leur récompense pour Anielka, paru chez Stock.

Un pays qui aime les prix

Prix scolaires, prix de lecteurs de médiathèques, de festivals, d'associations et fondations, des prix de librairies, d'entreprises ou de restaurants, sans oublier les prix de médias, de RTL/Lire au Prix du livre Inter en passant par le Grand prix des lectrices Elle...« Bien sûr que cela fait trop de bandeaux sur les tables, on s'y perd », s'exclame Marie Castagnino, responsable littérature de Privat, à Toulouse, une librairie qui a pourtant elle-même créé son prix de lecteurs en 2016. « On est sûrement le pays qui aime le plus les prix littéraires », s'amuse Sylvie Ducas, professeur de littérature française contemporaine à l'université Paris-Est Créteil et auteure de La littérature à quel(s) prix ? (La Découverte, 2013), rappelant que l'Académie française en décerne depuis le XVIIe siècle. Pour l'enseignante-chercheuse, cette surenchère permet notamment d'aller vers une démocratisation du livre : « On est passés de la consécration d'un auteur par une élite lettrée à une logique de prescription, de labellisation plus horizontale. »

Du côté des médias, la logique s'appuie sur une exposition mutuelle. Tandis que les espaces dédiés au livre ne cessent de se réduire, la proclamation remet en lumière sur les antennes ou dans les cahiers culture l'ouvrage primé, qui retrouve une visibilité en librairie orné d'un bandeau au nom du média. Quant aux prix mineurs, ils sont aussi nés en opposition aux grands prix d'automne, encore suspectés de favoriser les renvois d'ascenseur. Dans l'édition, rares sont les acteurs à parler des coulisses. « On sait bien qu'il y a des jurys vieillissants, avec une relation financière privilégiée à l'éditeur, mais il y a aussi tellement de contre-exemples que je n'ai pas l'impression que les choses sont forcément jouées d'avance », répond Jean-Hubert Gailliot, cofondateur des éditions Tristram. « Les transactions ne se font pas à coups de chèques glissés sous la table, mais d'à-valoirs faramineux en échange de voix », souffle de son côté un écrivain.

La chaîne du livre en a besoin

Magouilles ou non, le Belge Marc Filipson, à la tête des librairies Filigranes, balaie la question : « Nous avons besoin du Goncourt, comme nous avons besoin des best-sellers de Guillaume Musso ou Marc Levy ». Le libraire a créé son propre prix littéraire, doté de 15 000 euros et dont il vend en moyenne 3 000 exemplaires dans son réseau, pour « faire lire les gens ». Chez Millepages, à Vincennes, le prix littéraire décerné par l'équipe œuvre surtout en faveur de la diversité éditoriale, en sacrant de petits éditeurs. Quant au prix Libraires en Seine, créé en 2013 par douze enseignes de l'Ouest parisien, il vise à faire connaître le réseau autant qu'à fidéliser les clients.

Pour Frédéric Martin, fondateur du Tripode, la maison qui a remporté le prix du roman Fnac 2019 avec De pierre et d'os, de Bérengère Cournut, « les prix de libraires sont devenus ces dernières années hautement stratégiques pour eux comme pour nous, éditeurs ». Les prix plus petits et qui n'apporteront pas de visibilité nécessitent parfois des arbitrages.

Chez Rivages, l'attaché de presse Alain Deroudilhe tient un fichier des prix susceptibles d'intéresser ses auteurs, comme ceux célébrant les premiers romans. « Et quand on nous sollicite, on évalue si le prix a l'air sérieux avant de donner suite. » Parce que les services de presse ont un coût qui peut peser sur le bilan comptable d'une maison, le Bordelais Thierry Boizet, cofondateur des éditions Finitudes, tient les comptes. « Pour Ceux que je suis, d'Olivier Dorchamps, nous avons été sollicités par 34 prix littéraires. Cela correspond à 150 livres envoyés à des jurés, mais aussi à 250 services de presse envoyés aux libraires, et autant aux journalistes pour faire parler du livre », détaille-t-il.

Le petit club de lecture qui organise un prix confidentiel devra se contenter d'un e-book. Du côté des auteurs, on ne trouvera pas grand monde pour se plaindre de cette abondance de récompenses qui « prolongent la vie du livre, et nous encouragent à continuer », affirme Gaëlle Nohant. Avec son premier roman, Impasse Verlaine (Grasset, 2019), Dalie Farah a déjà remporté neuf prix littéraires, « chacun me permettant de me faire connaître, et d'être sélectionnée pour un autre, tout en amenant des interventions payées », explique cette professeur de français dans un lycée d'Auvergne. Les « petits » prix peuvent parfois être synonymes de ventes non négligeables.

C'est ce qu'ont constaté respectivement Hugo Boris et Gilles Marchand. Le premier quand il a remporté le Prix littéraire des lycéens et apprentis de la région Paca pour Police (Grasset, 2016), « qui a été acheté par de très nombreux CDI et médiathèques de la région », note-t-il. Le second, quand il a obtenu le prix Libr'à nous pour Une bouche sans personne (Aux forges de Vulcain, 2016) : « J'ai vu les effets dès la sélection, parce que 200 libraires ont lu mon livre et l'ont défendu. » Sans compter que les prix, ce sont souvent des dotations, nettes d'impôts. François-Henri Désérable s'est replongé dans ses comptes. « Pour mon premier roman, j'ai gagné 25 000 euros en dotations et 15 000 en droits d'auteur. Ma carrière aurait clairement été différente sans les prix dotés », juge-t-il. Magie des prix littéraires, il arrive aussi que les perdants soient heureux.

Valentine Goby, une quarantaine de prix littéraires au compteur et qui a figuré sur la première liste du Goncourt avec Kinderzimmer (Actes Sud, 2013), souligne ainsi « qu'une sélection, parfois, c'est déjà énorme ». Figurer dans la liste d'un prix important peut aussi déclencher des cessions de droits à l'étranger ou des enchères entre les éditeurs de poche. « Des prix, il n'y en aura jamais assez », tranche Guy Boley, sept prix pour chacun de ses deux romans. « Parce que cela peut sauver votre livre de la grande poubelle de l'oubli, et que cela fait parler, quoi qu'il arrive, de littérature. »

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