Si le mot est aujourd’hui courant et largement adopté par l’industrie cosmétique, "esthétique", forgé par le philosophe allemand A. G. Baumgarten (1714-1762), a connu des réticences de ce côté-ci du Rhin. Il n’entre dans l’usage qu’à partir du XIXe siècle et seulement à sa toute fin, où il revêt un sens extensif englobant la beauté physique des êtres et des objets. Ce terme, lui-même emprunté au grec aisthesis, aisthenasthai ("sensation", "sentir"), est au départ confiné à la conversation des philosophes et désigne la "science de la connaissance sensible" et plus précisément la "science du beau". Par quelles raisons logiques peut-on dire d’une œuvre qu’elle est belle ? Science, savoir abstrait, et beauté, expérience sensible, voilà comment dès ses débuts l’esthétique porte le paradoxe en son sein.
Dans sa Critique de la raison pure, Kant doute que le goût puisse être gouverné par les critères de la logique : "Cette dénomination [l’esthétique] a pour fondement [l’]espérance déçue [de Baumgarten] de soumettre le jugement critique du beau à des principes rationnels et d’y élever des règles à la dignité d’une science. Mais cet effort est vain." Chez Hegel, l’esthétique ne signifie rien d’autre que la philosophie de l’art, l’art étant entendu comme une expression sensible de la vérité. Dans tous les cas, on a affaire à une pensée de l’art divorcé de sa pratique… Ce pli théorique prévaut jusqu’à aujourd’hui chez ceux qui réfléchissent sur l’art.
Dans Les raisons de l’art, la philosophe et historienne de l’art Jacqueline Lichtenstein retrace la généalogie de la rupture entre considérations spéculatives sur l’art et geste artistique. A la Renaissance, Léonard de Vinci insistait déjà sur le fait que la peinture est avant tout "cosa mentale" ("chose de l’esprit") - qu’être artiste, ce n’est pas être artisan. Mais c’est véritablement au cours des XVIIe et XVIIIe siècles que le discours esthétique prend son envol. Querelle entre Le Brun et Champaigne à propos d’Eliézer et Rébecca de Poussin : le second reprochait au peintre de l’épisode biblique son manque de fidélité aux Ecritures tandis que le premier invoque la nécessité proprement artistique - l’épure de la composition ; émergence des notions de "spectateur désintéressé" ou encore de public… Jacqueline Lichtenstein restitue à partir des conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture de 1667 à 1793 les enjeux de ces débats sur l’art à l’origine d’une discipline. Le goût se mesurait à l’aune du plaisir et des techniques de la peinture. Nous ne sommes pas encore dans une analyse "autonome" qui ne se soucie plus de la manière dont l’objet analysé a été réalisé. Un déni de la matérialité de l’œuvre qui maintient à l’université comme dans les musées d’absurdes hiérarchies : philosophes/historiens ; conservateurs/restaurateurs. C’est à une critique de la théorie pure qu’entend ici se livrer l’auteure de cet "essai sur les limites de l’esthétique". Sean J. Rose