« Vous savez, je n'ai rien à dire... ». Pudique et taciturne, Jean-Paul Hirsch est officiellement directeur commercial des éditions P.O.L depuis 33 ans. Il s'occupe des relations avec les libraires et a la particularité, fait rare dans la profession, d'en être également l'attaché de presse. Discret, souvent allusif, il ne finit pas ses phrases ou les ponctue de silences et de formules qui les abrègent. « Je ne suis rien », ne cesse-t-il de répéter, invitant plutôt à écrire le portrait de Frédéric Boyer, aux commandes de la maison depuis la mort de son fondateur Paul Otchakovsky-Laurens en 2018. « Homme de l'ombre », tel qu'il s'autoqualifie. Marie Darrieussecq le considère comme « l'autre Paul », tandis que Paul O. L. lui-même l'appelait son « commissaire politique ». Aujourd'hui, Jean-Paul Hirsch est une figure indissociable de la maison.
Jean-Paul Hirsch commence par être libraire à Aix-en- Provence après avoir arrêté ses études de géographie. Cherchant le soleil et un endroit où les librairies manquaient, il ouvre avec deux amis, dans un ancien garage, la librairie Quotidienne. On y trouve des livres de poésie, des ouvrages sur le cinéma, sur la psychanalyse, des livres féministes et queer, écolos... Le jeune libraire - il a 21 ans - peine à se payer un salaire, et pose, un an durant, comme modèle aux Beaux-Arts d'Aix, le matin.
La rencontre
C'est dans cette librairie « alternative » et engagée qu'il rencontre Paul Otchakovsky-Laurens, en 1978, l'année où il publie La vie mode d'emploi de Georges Perec. Alors en visite dans les librairies de France pour présenter ses livres, l'éditeur trouve à la Quotidienne une sélection et des mises en place à son goût. « On a eu une sorte de coup de foudre amical », se souvient Jean-Paul Hirsch, déjà lecteur et admirateur des livres publiés par Paul Otchakovsky-Laurens dans sa collection « Textes » chez Flammarion puis chez P.O.L/Hachette. Ils restent en contact, se revoient et, quelques années après, Jean-Paul cède sa librairie et se réinstalle à Paris, d'où il est originaire, pour travailler à la librairie Autrement dit, appartenant aux éditions de Minuit, devenue Compagnie. C'est Henri Causse, alors directeur commercial des éditions de Minuit, « [s]on modèle », qui lui a trouvé ce travail.
« Je suis devenu grouillot à Autrement dit, c'est-à-dire rien du tout », ajoute Jean-Paul Hirsch, avant de préciser qu'il s'y est occupé de mettre en place, avec Marie-Pierre Galley, l'informatique de gestion, qui se développait alors en librairie. Puis, en 1986, Pierre Fredet, un visionnaire qui dirigeait le Cercle de la librairie (propriétaire de Livres Hebdo) et le SNE, le charge du développement commercial d'Electre. L'idée est de remplacer les vieux annuaires des livres disponibles du Cercle de la librairie par un service Minitel, le 3617 Electre (Electre Bibliographie devenu Electre.com) et de construire un système de transmission de commandes (Electre Transmission devenu Dilicom). Il faut convaincre les libraires de s'informatiser, les éditeurs de mettre des codes-barres sur leurs livres et les distributeurs de s'unir et de s'adapter pour accélérer le traitement des commandes.
Puis, en 1990, il donne une conférence sur Electre à la Foire du livre de Francfort, et retrouve Paul Otchakovsky sur le stand de P.O.L, qui lui en confie la garde le temps d'un déjeuner. Là, il vend les droits de deux livres du catalogue à des Danois. Le soir même, Paul O. L. lui demande de s'occuper des relations libraires de la maison. « J'ai beaucoup hésité, confie Jean-Paul Hirsch, car j'aimais travailler chez Electre - ce que nous avions imaginé devenait réalité et je m'y amusais beaucoup. Mais je n'ai pas résisté. » À quoi ? « À Paul. Au catalogue de Paul. Au charme de Paul. »
Paul Otchakovsky-Laurens veut en faire « son Henri Causse ». « Henri Causse est unique en son genre, il est celui qui a tout inventé de la relation entre éditeurs et libraires, l'attention aux librairies, qui a mis les libraires au centre de la chaîne du livre ainsi que les services presse, le prix unique du livre, l'ADELC (Association Développement de la Librairie de Création)... »
La vie à deux
Paul Otchakovsky-Laurens et Jean-Paul Hirsch passeront 27 ans à travailler ensemble, et construisent une « relation forte », forment le couple emblématique de la maison. Au début il s'agit d'expliquer aux libraires les choix éditoriaux de P.O.L, pourquoi il y a à la fois de la poésie, de la fiction, des livres à rotation lente et d'autres à rotation plus rapide. Pourquoi c'est nécessaire. Pourquoi, pour chaque livre, il faut du temps.
« On n'était pas nombreux, chacun faisait un peu tout », se rappelle Jean-Paul, qui participe avec Paul - d'abord villa d'Alésia dans le XIVe, puis rue Saint-André-des-Arts dans le VIe - aux services de presse, depuis les listes jusqu'aux paquets portés sur le dos, dans de gros sacs, jusqu'à la Poste. Lorsque s'est posée la question d'accompagner leurs auteurs, de plus en plus sollicités, à Radio France ou à la télé, Jean-Paul se propose de le faire, et devient naturellement l'attaché de presse de la maison. « Paul s'est de plus en plus consacré à la lecture de ses manuscrits, et moi je m'occupais des relations extérieures, avec les libraires (partie commerciale/diffusion) et la presse, les journalistes. Et les auteurs. » Paul Otchakovsky était l'Éditeur avec un grand É. « Il me consultait, parfois, venait dans mon bureau me regarder lire un manuscrit, et observer mes réactions. Je crois que, dans ces moments-là, je ne faisais que conforter l'avis qu'il avait déjà sur le livre. »
Des choses idiotes et douces de Frédéric Boyer en 1993 (prix du Livre Inter), Quoi de neuf sur la guerre ? de Robert Bober en 1993 (prix du Livre Inter), La classe de neige d'Emmanuel Carrère en 1995 (prix Femina), Truismes de Marie Darrieussecq en 1996, La maladie de Sachs de Martin Winckler en 1998, et tant d'autres après. Ces livres ont été des événements littéraires dont les auteurs ont été accompagnés par Jean-Paul Hirsch, en train, en métro, en taxi, en avion, pour rejoindre des librairies, des rendez-vous de presse, des festivals. « Ça crée des liens. » Dans les premières pages du « Quarto » tout juste paru d'Emmanuel Carrère, l'écrivain parle ainsi de Jean-Paul Hirsch : « [Il] a été plus de vingt ans l'alter ego de Paul, [il] est théoriquement directeur commercial mais en réalité tellement plus. Régulièrement, je me dis qu'au prochain livre je ne ferai plus aucune promotion, j'ai passé l'âge. Mais ne faire plus aucune promotion, cela voudrait dire ne plus passer deux mois à prendre le train et dîner dans des villes de province avec Jean-Paul. »
Et maintenant ?
« Je suis un lecteur curieux de l'avant-garde, j'aime ce qui déstabilise et dérange. Je m'entendais bien avec Paul et je m'entends bien aujourd'hui avec Frédéric Boyer, qui conduit la maison de manière proche, quoique plus horizontale. » Jean-Paul Hirsch demande une nouvelle fois d'annuler ce portrait. « Je ne suis rien, franchement, je ne suis rien. » Lorsqu'on lui demande de préciser ce que Paul pouvait vouloir dire lorsqu'il parlait de lui comme de son « commissaire politique », il finit par répondre : « J'étais son principe de réalité. Et le réel, c'est le dehors : le monde extérieur. »
Depuis l'arrivée de Frédéric Boyer, ancien éditeur chez Bayard et auteur depuis 1991 chez P.O.L (soit l'année où Jean-Paul Hirsch arrive dans la maison), à la direction éditoriale, une chose a changé : Frédéric Boyer lit aussi des manuscrits reçus par mail, tandis que Paul n'ouvrait que les textes imprimés et envoyés sous pli (mais il les ouvrait tous). C'est en cliquant sur son texte que l'éditeur découvre la plume de Neige Sinno et ce Triste tigre qui retient toute l'attention de la rentrée : un roman qu'il ne pourra plus refermer avant d'en avoir lu la dernière ligne, selon Jean-Paul Hirsch. « Il y aura un "avant" et un "après" Triste tigre, comme il y a eu un "avant" et un "après" L'adversaire d'Emmanuel Carrère », il en est convaincu. Car les plumes de P.O.L ont en effet ce quelque chose de « l'inquiétude » et du « vacillement » dont Paul Otchakovsky était en quête perpétuelle, et dont Frédéric Boyer pérennise la recherche. « Je vous propose un truc. Vous effacez tout et je vous organise une rencontre avec Frédéric Boyer... »