La Foire du livre de Londres s’annonçait sous les meilleurs auspices. Après deux années de recul, les ventes de livres ont fortement progressé en 2015 et les éditeurs ont eu confirmation de la vigueur retrouvée des ventes de livres imprimés. Un nuage vient pourtant obscurcir ce joli tableau d’ensemble : la possibilité d’une sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE). Le 23 juin, les Britanniques seront appelés aux urnes pour décider si leur pays doit se maintenir ou sortir de l’institution européenne. Le Premier Ministre David Cameron s’est plié début 2013 à la requête d’un référendum, venue de l’aile eurosceptique du Parti conservateur, avec la conviction que la population n’oserait pas sauter dans l’inconnu. Mais les sondages publiés depuis l’automne font apparaître que le vote est loin d’être joué. Le Brexit (contraction de Britain exit, sortie du Royaume-Uni) est désormais une hypothèse crédible.
"On serait cuits"
"Sincèrement, on serait cuits, souffle Andrew Franklin, responsable de Profile et de Serpent’s Tail. L’édition et le marché du livre en lui-même ne seront pas touchés directement, sauf sans doute par la disparition des aides européennes à la traduction, qui seront partiellement compensées par des subventions bilatérales renforcées. Mais l’effet sera plus indirect : l’économie nationale sera largement affectée et les gens, appauvris, auront moins de moyens pour acheter des livres." L’éditeur craint également que l’état d’esprit général du pays soit affecté par ce bouleversement, que la crise politique se transforme en crise culturelle. "Nous risquons également de tomber dans une période de renfermement sur nous-mêmes. Les gens seront moins intéressés par les livres et les histoires venues de l’étranger, et plus généralement par les idées nouvelles."
Tous les acteurs du secteur ne sont pas si pessimistes. Peter Usborne, fondateur d’Usborne, spécialisé en jeunesse, n’imagine pas de changements concrets à son activité. "Lors de nos contrats de diffusion ou de traduction à l’étranger, nous utilisons le droit britannique, parfois le droit du pays, jamais le droit européen, assure-t-il. Et jamais de nouveaux tarifs douaniers ne seront imposés entre le Royaume-Uni et l’UE, car cela pénaliserait les deux parties. Je ne vois pas en quoi le Brexit affecterait mon travail, mais j’espère qu’il n’aura pas lieu."
Rares sont ceux qui expriment comme lui une position individuelle claire. La plupart des éditeurs rechignent à rendre leur avis public, sans doute par peur d’être montrés du doigt par les tabloïds, ce qui pourrait engendrer des retombées négatives sur leur activité. Et lorsqu’ils émettent une position publique, ils prennent soin, comme Tim Hely Hutchinson, le P-DG d’Hachette UK, de la noyer dans des formules très policées évoquant des "liens très forts avec l’Europe" et la nécessité pour l’Europe "de réformes, de moins de bureaucratie et de plus de démocratie", considérant le référendum comme "une distraction non nécessaire".
James Daunt, le P-DG des librairies Waterstone’s, est plus radical : "Je fais campagne de tout mon cœur pour le maintien dans l’UE, même si la plupart de mes collègues dans la distribution sont plus discrets par peur de faire enrager leurs clients, admet-il. Nous sommes dans une situation différente : nous vendons à une minorité éduquée. Si un vote avait lieu auprès de nos clients, je pense que 90 % d’entre eux se prononceraient pour ne pas quitter l’UE."
Waterstone’s miraculé
En ce début d’année 2016, James Daunt et Waterstone’s, justement, sont de toutes les conversations. Sous la direction de son nouveau chef d’orchestre, la grande chaîne de librairies a opéré un rétablissement quasi miraculeux de son activité grâce à une révision complète de sa stratégie . Son succès a sans aucun doute participé du bond de 4 % des ventes de livres imprimés en 2015, selon les données de Nielsen Bookscan. "Waterstone’s se spécialisait sur les bonnes affaires et les livres destinés à tout le monde, analyse David Shelley, le directeur exécutif de Little, Brown UK. James Daunt s’est dit : "Concentrons-nous sur les livres vraiment bons et faisons d’énormes campagnes de promotion pour les livres que nous aimons." Les magasins sont beaucoup plus chaleureux, les vendeurs lisent plus de livres, les résultats sont là. Je suis heureux de ce retournement car nous avons besoin des librairies, notamment pour exposer nos livres dans leurs devantures."
Le nouveau millénaire s’est révélé apocalyptique pour les libraires. Cinq grandes chaînes installées au Royaume-Uni, dont Dillons et Borders, ont disparu, suite à des rachats ou des faillites. Les librairies indépendantes ont également plongé. Elles ne sont plus que 894, contre 1 535 en 2005. "Elles ont subi la concurrence des ventes en ligne et des supermarchés, Tesco, Sainsbury’s et Asda étant d’importants revendeurs. Ces derniers proposent un nombre faible de titres mais leurs volumes de vente à des prix bradés sont très importants", précise David Shelley. Waterstone’s s’était aussi engouffré dans la guerre des prix suite à l’abrogation en 1997 du Net Book Agreement (NBA), l’accord interprofessionnel sur le prix du livre, qui obligeait depuis un siècle les distributeurs à suivre le prix fixé par l’éditeur.
"Waterstone’s permettait jusqu’à récemment d’acheter trois livres pour le prix de deux, rappelle Rachel Cugnoni, la directrice éditoriale de Vintage. On a tout d’abord été horrifiés par cette pratique. En fait, elle a permis aux acheteurs de prendre des risques en choisissant comme troisième livre un auteur débutant ou un livre passé sous les radars, car dans leur esprit ils l’acquéraient gratuitement. Cela s’est donc révélé idéal pour faire découvrir des livres sur lesquels nous travaillons sur le long terme. Avec son changement de stratégie, ces livres ont beaucoup souffert. Le marché s’est polarisé entre les gros succès devenus immenses et les autres, plus silencieux, qui souffrent."
"Adele peut le faire, nous aussi"
Sauf lors des bonnes années. Faber & Faber a vu ses ventes progresser de 18 % en 2015. Une année exceptionnelle due, selon son directeur général, Stephen Page, à l’adaptation des pratiques de la maison. D’après lui, "le monde de l’édition apprend comment faire passer ses messages dans un monde devenu de plus en plus bruyant. Les éditeurs savent désormais comment engager un vrai dialogue avec leurs lecteurs, notamment à travers les médias sociaux. Nous autorisons les précommandes, nous organisons des lancements en grande pompe avec des files d’attente qui s’enroulent autour du pâté de maison du Waterstone’s de Piccadilly Circus. La chanteuse Adele peut le faire, mais nous aussi !" Son groupe dispose néanmoins d’un avantage majeur : l’Independent Alliance lancée en 2005 avec notamment Canongate, Profile Books et Short Books. "L’alliance disposait initialement de 18 libraires parmi ses membres, précise-t-il. Ils sont aujourd’hui 220. C’est comme si nous avions créé une nouvelle chaîne nationale."
Un changement sociologique
Parallèlement aux livres de coloriages pour adultes, énorme succès de librairie depuis quelques années, et des essais et documents sur le bien-être et la santé, le livre jeunesse continue à tirer son épingle du jeu. En 2015, 99 millions des 352 millions de livres vendus étaient destinés aux enfants. Si le secteur n’a pas progressé l’an dernier, Peter Usborne annonce la meilleure année jamais réalisée par son groupe avec des ventes en hausse de 14 %. Il lie le succès du secteur à un changement sociologique : "Nous profitons du fait qu’une nouvelle et importante génération de femmes étant allées à l’université deviennent mères. La connaissance est importante pour elles, donc elles achètent plus de livres que de jouets ou de puzzles à leurs enfants. Pour preuve, nous vendons très bien dans les magasins de jouets."
Plusieurs tendances traversent la littérature. "Les romans étrangers marchent de mieux en mieux car les gens sont prêts à prendre des risques, estime Andrew Franklin. Tout a commencé avec la mode des livres scandinaves, dont le succès était inimaginable il y a vingt ans." Le responsable de Profile et de Serpent’s Tail y voit lui aussi "le reflet de l’évolution de la société : les éditeurs religieux par exemple ont de plus en plus de mal et nombre d’entre eux ont fermé leur porte. A l’inverse, les livres de cuisine cartonnent toujours, non parce qu’ils proposent des recettes - personne ne cuisine vraiment dans ce pays -, mais parce qu’ils sont écrits par des célébrités !" Chez Little, Brown, la mode est "principalement au thriller que l’on ne peut lâcher, dans la lignée des Apparences (Gone girl) de Gillian Flynn, indique David Shelley. Ils sont principalement achetés par des femmes âgées de 20 à 30 ans. Ils commencent généralement très fort en livres numériques, grâce au bouche-à-oreille, avant que cette impulsion ne se répande plus tard sur les ventes imprimées."
Cette relation entre livres numériques et livres imprimés inquiétait vivement le secteur. Ce dernier souffle aujourd’hui car le livre numérique semble avoir atteint un palier. "Tout le monde a compris l’implication des livres numériques et leur croissance commence à se calmer, se réjouit Alexandra Pringle, directrice éditoriale de Bloombsury. Ils se sont beaucoup moins développés sur les essais et documents que sur les fictions, où ils peuvent représenter plus de 50 % et parfois 60 % des ventes des livres très populaires. A l’inverse, les livres d’histoire, de jeunesse ou les livres de photos ne réalisent qu’une part infime de leurs ventes en ebook."
Plus qu’un CD
Chez Vintage, Rachel Cugnoni, fait le même constat. "Le livre numérique représente 29 % de nos ventes, alors qu’il était déjà à 27 % il y a deux ans. Le livre imprimé s’est révélé bien plus résistant qu’attendu. La comparaison réalisée avec la musique était trompeuse : le livre est un objet physique qui possède une autre dimension qu’un CD. Je le vois avec mes enfants : ils font tout sur des écrans, sauf la lecture. Ils aiment le livre imprimé. Cela explique d’ailleurs le développement du marché du très beau livre et des éditions spéciales réalisées pour certaines œuvres ou des auteurs cultes comme Murakami, qui se vendent cher et bien."
Jacks Thomas, la directrice de la Foire du livre de Londres, avait d’ailleurs observé cette tendance. "L’évolution du profil des visiteurs des stands liés au livre numérique m’avait fait prendre conscience de la maturité du marché, raconte-t-elle. Le nombre de sociétés proposant des lecteurs - Kindle, Kobo, etc. - est en forte baisse alors que de plus en plus de ces sociétés viennent acheter les droits des livres." Stephen Page, chez Faber & Faber, modère pourtant l’enthousiasme général : "Il n’y a aucune raison de penser qu’une nouvelle révolution technologique ne viendra pas tout bouleverser. Surtout lorsque l’on regarde le taux de pénétration de la téléphonie mobile, pour le moment très peu utilisée pour la lecture."
En chiffres
"Nous avons acquis la mentalité des libraires indépendants"
Nommé en mai 2011 à la tête de Waterstone’s, James Daunt a bouleversé la stratégie du premier libraire britannique. Un temps au bord de la faillite, ses trois cents succursales sont redevenues profitables.
James Daunt - J’ai commencé par une tâche pour le moins désagréable : réduire les coûts. Dans une situation désespérée, nous avons fait partir la moitié des responsables de magasins et un tiers des vendeurs. Pour améliorer notre efficacité, nous avons ensuite mis fin à la méthode d’achat de livres traditionnelle. Comme dans toutes les grandes chaînes du monde entier, les éditeurs payaient pour donner à leurs livres une bonne visibilité dans les librairies et pour les intégrer au classement des libraires exposé dans les magasins. Contrairement aux idées reçues, ces classements ne reflètent pas les ventes réalisées mais les ambitions des éditeurs. Nous avons arrêté tout cela et nous leur avons dit : "Nous ne prendrons désormais que ce que nous aimons et dans les quantités que nous décidons." Les éditeurs nous ont pris pour des fous car l’ancienne méthode nous permettait d’engranger des revenus importants. Heureusement, le patron de Penguin nous a suivis. Tout le monde a alors fait de même.
Cette décision a réglé du jour au lendemain la question des invendus. Alors qu’ils pesaient 20 % à 25 % de notre stock, ils n’en représentent plus aujourd’hui que 3 % à 4 %. Cela a donc réduit nos coûts, amélioré nos marges et vidé nos magasins de livres indésirables. Le personnel s’est trouvé débarrassé d’une tâche très prenante. Nous avons pu poursuivre notre transformation, qui devait passer par la fin du modèle de magasin unique. Nos trois cents magasins proposaient en effet une offre rigoureusement identique.
Donner la possibilité aux responsables de nos magasins de faire la promotion des livres qu’ils veulent rend les magasins plus intéressants et plus adaptés à leurs clients. Ce qui marche à Londres ne fonctionne pas forcément dans le nord du pays et vice-versa. Nous avons donc centralisé les commandes, mais en disant aux magasins : "Vous gérez vos propres devantures, votre propre promotion. Si vous voulez commander plus que prévu tel ou tel livre, pas de souci, mais vous êtes désormais responsables de votre stock et de vos choix, ce qui n’était pas le cas avant."
Nous sommes devenus de meilleurs vendeurs. Nous avons acquis la mentalité des libraires indépendants. Lorsque l’on vend ce que l’on aime, on vend toujours mieux. Nous sommes ainsi devenus capables de transformer les très bons livres en best-sellers. En revanche, les livres moyens tournent beaucoup moins bien. Cela nous a aussi permis de miser sur des livres bien plus décalés, qui n’auraient auparavant jamais décollé. Les politiques de prix également ne sont plus unifiées : nous proposons rarement des remises dans les magasins du centre de Londres, alors qu’il y a quasi constamment 20 % de réduction dans les magasins du nord du pays. Nos magasins tournent bien mieux et ils rentrent beaucoup plus d’argent. Forts de ce succès, nous avons ouvert une douzaine de nouveaux magasins, bien souvent à l’emplacement d’anciennes librairies indépendantes. d T. de B.