9 NOVEMBRE - ESSAI France

Regarder quelqu'un, c'est déjà beaucoup, dans un monde où on ne fait que se croiser. C'est en somme le début du lien, cette notion essentielle sur laquelle Alain Mercuel a construit son livre pour nous inviter à rencontrer ces "habitants de nulle part", ces sans-abri plongés dans la misère et la souffrance psychique.

Ce psychiatre et clinicien travaille à Paris dans une unité mobile. Ses "patients", ce sont les SDF atteints de troubles mentaux, ceux qui sont à nos portes et que nous ne voulons pas voir. Eux-mêmes se considèrent comme les déchets d'une société dans laquelle ils sont devenus transparents, comme si le malheur avait le pouvoir de rendre invisible.

Le docteur Mercuel les appelle les "sdoufs", juxtaposition de SDF et de fou en verlan. Il connaît leur détresse, il sait leur manque et il respecte leur semblant de liberté dans cette jungle urbaine. Dans ce livre très maîtrisé, il explique cette dèche de la rue, les maraudes, les conditions de la prise en charge, la législation et, bien sûr, l'assistance.

"Prendre soin, faire accéder aux soins, donner des soins." Ce sont les priorités décrites. Mais évidemment, ce que l'on retient de ce témoignage choc, ce sont les exemples qui balaient tous les discours et les idées reçues. Ainsi cette femme qui reproche aux soignants de l'avoir convaincue de se débarrasser de sa puanteur repoussante qui lui servait d'armure. Une fois propre, elle a été violée...

Ou encore cet homme à qui on pensait faire retrouver son autonomie en lui attribuant une studette avec coin-cuisine, télé et banquette. Perdu de vue pour ses copains de débine, sans relations avec les autres SDF, il finit par se jeter du cinquième étage.

La douleur, la détresse, la violence. Alain Mercuel raconte sans fard cette rue barbare avec son cocktail d'alcool, de cannabis et de produits divers "pour tenir". Il montre aussi les initiatives, les possibilités offertes, même si la plupart de ces naufragés ne demandent rien. "Pour pouvoir demander, encore faut-il en être capable", souligne-t-il à propos de ces hommes et de ces femmes sérieusement abîmés.

Souffrance psychique des sans-abri est bien plus dérangeant que son titre thésard. Il se distingue aussi par son style qui distille un peu de fantaisie dans cet océan de désespoir, quand il évoque les relations avec les autres psychiatres moins sensibles à ces cas sociaux, avec les policiers, les associations, ou quand il parle des tentes. "Une tente, c'est le premier toit du pauvre, pas celle des vacances, mais celle du pauvre "qui dure" pour une vacance au sens littéral, la vacance d'un ancrage social et affectif."

On ne sait pas si Mercuel a lu Tim Willocks, son confrère psychiatre britannique devenu écrivain après avoir été confronté à la misère et à la brutalité des villes. En tout cas, son livre cru possède la force des documents qui marquent.

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