Livres Hebdo - Vous publiez votre centième titre à la rentrée avec Les villes de la plaine, le dernier roman de Diane Meur, auteure qui était au programme de votre toute première rentrée, il y a dix ans. Avez-vous l'impression d'être restée fidèle à la ligne que vous vous étiez fixée à l'époque ?
Sabine Wespieser - J'ai créé cette maison car j'avais envie de porter deux casquettes : rester l'editor que j'étais chez Actes Sud, c'est-à-dire être proche des textes, les lire et relire, les travailler, et le publisher, qui publie les livres et les porte auprès de la presse, des libraires, et surtout des lecteurs. Lorsque je sens la nécessité d'un ouvrage, je me dois de faire passer cette parole. Et un livre tout seul ne fait pas un auteur ; un auteur se construit au fil des années. Les éditeurs sont des joueurs, nous faisons des paris sur des textes et, à travers eux, sur des gens : il ou elle va faire oeuvre. Sur ce point, rien n'a changé. Ce que j'ai découvert au fil de ces années, c'est qu'apprendre les divers métiers de la chaîne du livre m'a rendue plus précise et plus pointue dans mon métier d'éditeur. Le goût s'affine. Il y a des textes que j'ai publiés il y a dix ans que je ne publierais plus maintenant. Non parce que je pense qu'ils ne se vendraient pas - cela ne m'a jamais arrêtée car quand je crois à un livre je donne de la voix pour amplifier le cercle des amoureux du texte -, mais parce que je les lis autrement. Le fait d'avoir appris à défendre un texte, en prise directe sur le réel, me fait entendre les fausses notes beaucoup mieux qu'il y a dix ans.
Vous n'avez pas de chargé des relations avec la presse ni avec les libraires. Vous fonctionnez en équipe réduite avec un responsable des droits étrangers et deux assistantes. Est-ce un choix économique ou stratégique ?
J'ai essayé d'avoir une attachée de presse et quelqu'un chargé des relations libraires, mais ça ne me convenait pas. Je préfère monter au front directement, en étant aidée, ce qui est le cas aujourd'hui avec mes assistantes. A partir du moment où j'assume la création d'une maison d'édition, qui porte mon nom et qui, accessoirement aussi, est le fruit d'un investissement personnel et familial - mon mari et moi avons investi jusqu'en 2005 près de 500 000 euros -, je porte mes choix jusqu'au bout. Je préfère me faire aider de manière pyramidale plutôt que d'avoir des responsables de domaines. Sauf pour les droits étrangers, où Joschi Guitton est totalement autonome.
Cette stratégie limite donc votre développement, car vous ne pourrez pas prendre en charge beaucoup plus de textes qu'actuellement.
Si je publie trop, je serai uniquement publisher mais plus editor. Ce n'est pas le but. J'estime que la maison a atteint son poids de forme. Désormais, je souhaite creuser mon sillon. Je ne cherche pas à me développer horizontalement. Je pense que le métier d'éditeur de littérature est un vrai métier et que l'on ne s'improvise pas éditeur d'essais, de sciences humaines ou de beaux livres. Je vais rester sur ce pari de dix ou douze livres par an, en essayant de faire rendre à chacun d'eux le son le plus plein possible.
Ceux quittent leur statut de salarié dans une grande société pour monter leur maison, dans le but de faire pleinement leur métier d'éditeur, ne déchantent-ils pas un peu en se découvrant chef d'entreprise devant gérer le personnel et les fournitures ?
Je suis désormais tous les maillons de la chaîne, mais je me fais aider par des gens compétents : mon expert-comptable, mon diffuseur et les représentants, mes imprimeurs... Un chef d'orchestre ne joue pas du violon, du tuba et du triangle. Il supervise et donne le la. Je n'ai pas d'état d'âme sur la gestion. Il y a un peu de turnover dans ma maison, car je prends beaucoup de place. Je l'assume. Et quand un de mes collaborateurs me dit qu'il a envie de choisir des textes, je lui montre un de mes livres et je lui dis : "Tu vois, ce nom-là, tu peux faire pareil avec le tien." Les états d'âme, je les réserve aux textes et aux auteurs, à ma capacité dans l'avenir d'assurer ce que je leur ai promis, à savoir d'être une petite maison qui joue dans la cour des grandes. J'ai une responsabilité vis-à-vis d'eux et des salariés que j'embauche.
La maison est-elle à l'équilibre ?
Elle l'est. Je pratique largement la péréquation, et les bonnes années servent à thésauriser pour prévenir des années plus difficiles comme celle-ci.
Vous vous rémunérez ?
Oui, depuis 2007.
Avez-vous l'impression qu'être indépendant c'est proposer une autre voie dans l'édition ?
On est toujours dépendant de quelqu'un, l'indépendance absolue est un leurre. Mais je préfère dépendre du marché que d'un chef d'entreprise ou d'actionnaires. J'ai les mêmes problématiques que des maisons comme Zulma ou Viviane Hamy, et notre façon de travailler est proche. A l'opposé de ceux qui considèrent que la loi, c'est le marché, et vont essayer de trouver les livres adaptés à ce marché. Un groupe va de toute façon continuer à se développer. Nous, dans des périodes de crise en librairie comme celle-ci, il faut absolument réduire la voilure et attendre que la tempête passe. A la rentrée, j'avais prévu de publier six livres, je n'en publie que quatre. Ça suffit. Quand on est indépendant, lancer des livres pour faire de la trésorerie, ça veut dire donner de l'argent à son imprimeur et à son transporteur. S'il faut réduire encore la production, je le ferai. Ce qui m'importe, c'est que mes auteurs n'aillent pas dans deux ans chercher un autre éditeur parce que j'aurai mis la clé sous la porte.
Etes-vous inquiète pour l'avenir du secteur ?
Je suis inquiète en constatant que parfois les libraires ne voient personne dans la journée. Mais en ce qui concerne l'avenir de l'édition en général, nous sommes dans un discours de terreur millénariste. Nous passons notre temps dans des réunions où je ne vais plus, car je les trouve vaines et inutiles. Ce que je stigmatise ici, vous l'aurez compris, c'est le numérique. La profession entière crie au loup alors qu'il n'existe pas. Je ne refuse pas le numérique par misonéisme, mais je pense que notre responsabilité actuellement est de nous occuper des textes qui sont en librairie aujourd'hui, des auteurs qui sont en train d'écrire aujourd'hui, des libraires qui sont en train de vendre du livre papier aujourd'hui. J'ai lu dernièrement un sondage qui disait que sur la tranche d'âge 18-25 ans, 91 % des sondés ne croient pas que l'avenir du livre soit numérique. Le jour où il y aura un marché, je m'adapterai. Mais pour le moment, je suis éditrice de livres papier. Je me suis donné du mal pour faire des livres qui ressemblent à quelque chose avec un beau papier, de belles gardes, un beau Garamond... Je pense que la forme compte. De toute façon, dans la réflexion sur le numérique, ce qui m'importe, c'est comment le libraire sera intégré à cette nouvelle chaîne.
Comme beaucoup d'éditeurs indépendants, vous rappelez que votre développement passe par la bonne santé de la librairie. Comptez-vous faire un effort sur les remises ?
Nous sommes en train de réfléchir avec mon diffuseur Volumen pour voir comment aider les libraires à garder la tête hors de l'eau. Ce n'est pas du tout de la charité chrétienne, mais de l'égoïsme ! Comment faire en sorte que les gens qui me défendent continuent d'exister ? Je n'ai pas la main sur mes remises, mais je sais qui sont les libraires qui vendent mes livres et je ne vois pas pourquoi ils auraient les mêmes remises que ceux qui vendent de tout comme les grandes chaînes. Les entreprises petites et moyennes souffrent en ce moment, et il y a déjà beaucoup de victimes liées à cette crise.