« À tout âge, la mémoire reste un miracle insoluble de bruit et de silence. » Santiago Amigorena laboure encore et encore ce champ mémoriel qui caractérise son œuvre. Celle-ci se construit comme un puzzle profond, dont il nous livre à chaque fois une partie. Comme si la fresque de sa vie se prolongeait à travers sa plume. « Mon passé ne reviendrait jamais, mais enfoui au plus profond de moi, il ne disparaîtrait jamais non plus. » Alors autant le déterrer pour donner du sens à son existence d'écrivain. Cette dernière comprend une composante essentielle : le silence. L'auteur confie d'ailleurs que lorsqu'il était enfant, il fut « appelé par toute [sa] classe "El Mudo" - le Muet ». Une « maladie » quasi génétique dans sa famille. Le ghetto intérieur la saisissait à la racine, en décrivant son grand-père paternel juif, rongé par le sort des siens, périssant sur le continent européen. « Le langage a été donné à l'homme pour qu'il témoigne avoir hérité de ce qu'il est. » Amigorena a reçu, par ricochets, ce trauma culpabilisant et impuissant. Il est pourtant né à mille lieues de là, à Buenos Aires, où s'éteint son grand-père maternel. Ce n'est pas le seul pilier qui s'effondre sur cette terre d'instabilité, qui connaît un coup d'État militaire, en 1966. La famille du jeune héros décide alors d'échapper à la dictature rampante. « J'étais encore, et je n'étais déjà plus tout à fait un enfant. » Il n'a que six ans lorsqu'il débarque avec les siens en Uruguay. Un chamboulement pour lequel il ne se sent point armé. Les graines de l'écriture vont pallier cette aliénation, mais elles doivent d'abord s'ancrer dans cette nouvelle réalité. « Il est étrange que nos seules véritables patries - l'enfance et la langue - soient toutes deux des patries évanescentes. » Ici, elles ne peuvent que renaître grâce à une plume d'exilé, avançant « à pas craintifs dans ce pays qui n'était pas encore le mien. » Une crainte accentuée par le chaos ambiant. « La page la plus sombre de l'histoire du continent sud-américain s'ouvrait déjà sous nos yeux. » Elle perturbe les adultes, tout en impactant clairement les enfants. Psychanalystes, les parents du narrateur savent pertinemment que les strates familiales et existentielles sont pénétrées par cette violence insidieuse. « Si tu ne t'occupes pas de politique, la politique s'occupera de toi. » Dans le cas du narrateur, qu'on voit grandir tant bien que mal au fil de ces pages pleines de doutes et d'émotions, elle vient s'immiscer dans ses cauchemars. « Les choix sont simples quand on n'a pas le choix. » Alors que ses parents ont fait celui du « premier exil » en Uruguay, le protagoniste préfère se réfugier dans son imaginaire et ses rêveries. Aussi s'ouvre-t-il aux mots, à l'amitié, au désir et à l'amour. Le « graphomane » Amigorena fait à nouveau résonner l'éclat de sa voix au sein de ce tremblement de terre socioculturel et existentiel. Même s'il n'est pas au bout de ses peines, ce premier pas vers soi est teinté d'ombre et de lumière. « L'espérance survient toujours, dans l'histoire, à ce point initial de fissure où s'annonce pour chacun la chute d'un monde connu. »
Le Premier Exil
P.O.L
Tirage: 8 000 ex.
Prix: 20 € ; 336 p.
ISBN: 9782818053591