Vie d'obéissances. Dans ce roman sombre et inquiétant, une narratrice anonyme rejoint son frère aîné, récemment quitté par sa femme et ses enfants, dans la lointaine campagne où vécurent leurs ancêtres. À travers un monologue introspectif et angoissé, plein d'hésitations et d'approximations, cette narratrice se dévoile sous l'aspect fantomatique d'un personnage solitaire aux idées noires, complètement dévoué aux autres, jusqu'à l'effacement de son propre moi. Dès l'enfance, déjà, elle a toujours tenu ce rôle au service des membres de sa famille. Aujourd'hui encore, sans que cela ne soit remis en question, ni par elle ni par quiconque, elle assume d'épouser les formes, les fonctions et les désirs que les autres lui attribuent et lui imposent. En spectatrice de sa propre vie, elle se contente d'observer ce phénomène récurrent qui relève dorénavant d'un trait de personnalité. « Comme le dit une autrice, ce ne sont pas les doux qui hériteront de la terre. Les doux prennent des coups de pied dans les dents. »
Quelque temps après son arrivée chez son frère, alors qu'elle le nourrit, l'habille, entretient le foyer comme le ferait une mère, il s'absente et la laisse seule dans la maison, sur ce territoire dont elle ne connaît pas la langue. Pour répondre à la demande de son aîné de s'intégrer au village, elle propose aux habitants d'exécuter bénévolement les tâches ingrates d'entretien des espaces communs. Sa personnalité mystérieuse et laconique, sa discrétion presque pathologique, sa manière de parler et de se balader seule en cueillant toutes sortes de plantes inquiètent les locaux, qui voient en elle la cause de tous leurs malheurs, un oiseau de mauvais augure qui prend progressivement le rôle du bouc émissaire. En effet, depuis son arrivée, des événements étranges adviennent : une brebis est retrouvée morte, la tête coincée dans le grillage et séparée du reste de son corps, une chienne tombe enceinte malgré l'attention accrue de sa maîtresse, une truie étouffe ses porcelets au lieu de les nourrir.
Intégrant directement à son texte des citations de grandes plumes, de Virginia Woolf à Susan Sontag ou Kafka, l'autrice canadienne Sarah Bernstein construit son roman (son deuxième, mais le premier traduit en français) sur le mode de la recomposition. Le récit de sa narratrice énigmatique est empreint de doutes, de tâtonnements, d'associations entre le présent et les événements de son passé qui lui reviennent en mémoire. Ses réactions semblent froides mais contrastent avec la description d'un malaise profond et intime qu'elle qualifie elle-même d'effondrement anticipé. Finaliste du Booker Prize et lauréat du prix Giller en 2023, Obéissantes et assassines traduit avec une grande subtilité la complexité d'un personnage atypique qui échappe à toutes les normes sociales, que ce soit dans la sphère familiale ou publique, et révèle la peur et le rejet que de telles altérités peuvent générer.
Obéissantes et assassines
Éditions du sous-sol
Traduit de l’anglais (Canada) par Catherine Leroux
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 22 € ; 176 p.
ISBN: 9782364689558