Infortune politique, mais fortune littéraire ? Comme François Hollande avant lui, Nicolas Sarkozy peut goûter les charmes d'un paradoxe récurrent : la sanction par l'électeur ne détourne pas du lecteur, bien au contraire. L'arithmétique permet sans doute pour partie de résoudre cette apparente contradiction : si les 130 000 exemplaires vendus du Temps des tempêtes permettent à l'ancien président de caracoler en tête des meilleures ventes de l'été - loin cependant des 250 000 évoqués dans les médias... -, c'est en valeur absolue un nombre très en-deçà de la performance du même Nicolas Sarkozy lors du premier tour de la primaire de la droite en 2016. Il avait alors obtenu un peu moins de 900 000 voix, ce qui représentait à peine 20 % des suffrages exprimés. Mais ces comparaisons, objectera-t-on avec raison, n'ont guère de sens, tant elles renvoient à des registres différents. Au moins ont-elles le mérite de rappeler la volatilité du capital politique fondé sur la popularité. Elles sont aussi l'occasion de poser la question de la relation que les professionnels de la politique, en France tout particulièrement, entretiennent avec les maisons d'édition et l'univers du livre.
Commençons par rappeler à quel point la posture du politique « auteur » se situe à contre-courant de quelques évolutions de moyen terme. C'est en effet un paradoxe, à l'heure des nouvelles technologies et de la crise de l'édition, de voir les politiques investir un espace que d'aucuns considèrent comme désuet. Plus généralement, on peut rappeler que la « technicisation » des activités gouvernementales, la professionnalisation politique en général ont eu pour effet de renvoyer l'écriture littéraire à l'imaginaire un rien poussiéreux d'une IIIe République encombrée de références lettrées et ignorante des sciences de gouvernement. Le « Parlement de l'éloquence », selon la belle formule de l'historien Nicolas Roussellier, avait sans doute son charme, mais il était avant tout un théâtre politique. Notre modernité politique a appris à valoriser des habitus politiques moins flamboyants, la figure de l'énarque symbolisant assez clairement la synthèse entre modernisation, rationalisation, technicisation, et (d'une certaine façon) dépolitisation. Paradoxe de la Ve République : le retour au pouvoir du général de Gaulle a précipité l'arrivée aux affaires de ces grands commis de l'État, serviteurs de la chose publique, hauts fonctionnaires discrets et dévoués. S'il existe alors toujours des écrivains engagés et des politiques qui savent manier la plume (à commencer bien sûr par de Gaulle lui-même, on y reviendra), les deux activités se séparent clairement. Le temps n'est plus d'un Hugo, d'un Lamartine, ou même d'un Déroulède pouvant convertir la gloire conférée par la poésie en mandat politique ou en responsabilité gouvernementale. Léon Blum ou même François Mitterrand ne pourront ambitionner de carrière politique qu'en sacrifiant leur (supposée ?) vocation littéraire. La spécialisation des activités politiques n'interdit pas, de la part de professionnels de la politique encore formés aux humanités, quelques pas de côté littéraires, mais ceux-ci s'effectueront à la marge (Edgar Faure) ou bien une fois en retraite (écriture de Mémoires).
Les remarques précédentes suggèrent un déclin irrémédiable de l'écriture en politique. Or, bien loin de décliner, le livre politique connaît un important retour en force à partir des années 1990-2000. Le nombre de titres publiés explose, et certains connaissent même un franc succès. La démonétisation de l'activité d'écriture dans le champ politique contemporain est en effet loin d'être totale. Comment expliquer ce paradoxe ? Une première raison tient au fait que l'écriture (et donc le livre) constitue, aujourd'hui comme hier, un medium permettant de dialoguer avec les électeurs. C'est ainsi que le livre politique va perdurer au fil des décennies 1960 et 1970. Cette survie se fait au prix de transformations qui s'analysent comme un glissement vers les définitions « modernes » de la politique : renonçant à toute prétention littéraire, les ouvrages seront souvent collectifs, les rhétoriques se feront plus technocratiques, les auteurs se verront enrôler dans des collectifs partisans plus ou moins impersonnalisants. L'auctorialité leur est en quelque sorte déniée, comme dans ces livres-programmes qui scandent la vie partisane d'alors. Le livre politique s'autonomise comme genre à part, sans ambition littéraire, produit éphémère d'où surnagent avec peine quelques plumes distinguées.
Renaissance
Une seconde raison, plus fondamentale, permet d'expliquer non seulement la survie mais plus largement la renaissance du livre politique à partir des années 1990. La technicisation (qui est aussi marginalisation) du livre politique ne va connaître au fond qu'une exception, mais celle-ci finira par essaimer au point de transformer le système politique dans son ensemble. Cette exception, c'est le chef d'État lui-même. Sans revenir sur la place qu'a prise la publication des Mémoires de guerre dans le retour au pouvoir du général de Gaulle, il faut redire à quel point celui-ci, dans sa quête de légitimités à ce stade encore extra-institutionnelles, sut jouer la carte du grand homme quasi écrivain. À contre-courant de la professionnalisation qui s'amorce alors, et qu'il favorisera comme on l'a dit au sein de ses gouvernements, de Gaulle offre un profil romantique et littéraire qui tourne le dos à la technocratisation des activités politiques. En établissant en 1962 l'élection du président au suffrage universel, il crée cependant les conditions de la pérennisation de cet archaïsme. Le président, de Gaulle ou pas, sera en position de surplomb, il communiquera directement avec le peuple, il incarnera plus qu'il ne gouvernera. Plus question de médiocres livres-programmes ! À défaut d'être lui-même écrivain, le chef d'État devra avoir partie liée avec la chose littéraire. François Mitterrand se coulera avec la gourmandise que l'on sait dans cette définition « littéraire » et intemporelle de la fonction présidentielle. Valéry Giscard d'Estaing, à l'inverse, s'acharnera longtemps (y compris après son départ de l'Élysée) à faire la preuve de son adéquation au rôle : essai (Démocratie française en 1976), Mémoires, romans, élection à l'Académie française, tout est bon pour conjurer le stigmate du brillant technocrate incapable de dialoguer avec l'histoire et de saisir l'homme dans sa complexité. Au fil des ans, la capacité à endosser la posture littéraire, en écrivant, en affichant ses lectures, en fréquentant les écrivains, devient un des attendus du rôle de président, et plus largement de présidentiable. Le livre politique connaît, dans ce contexte, une paradoxale fortune. Il est indicateur de présidentialité : le prétendant à l'Élysée doit pouvoir apporter la preuve de sa capacité, plume en main, à penser l'époque, à réfléchir à l'histoire et au monde tel qu'il va... En 2019, Sophie de Closets, P-DG de Fayard, ne déclarait-elle pas (Livres Hebdo, du 11 mars 2019) : « On n'imagine pas un candidat à la présidentielle qui n'écrirait pas un livre. On aime que nos hommes politiques soient lettrés. » Quant au style littéraire, il n'est pas, dans la tradition française, sans lien avec cet écriture en surplomb, entre essayisme, philosophie et histoire...
La centralité de l'élection présidentielle fait le reste : la réforme du quinquennat, la généralisation de la procédure des primaires, tout cela contribue à présidentialiser la vie politique et à dilater à l'infini le temps de la campagne pour l'élection suprême. Dans un tel contexte, publier un livre devient le meilleur moyen de se positionner, d'exister auprès des commentateurs, des électeurs, sans doute aussi des militants. Ainsi du Révolution, d'Emmanuel Macron, vendu à 150 000 exemplaires en 2016, succès de librairie qu'il est tentant de lire comme signe avant-coureur du succès électoral de 2017. Pour ceux qui sont privés de responsabilités gouvernementales, le livre est un moyen d'entretenir une visibilité médiatique dont on sait qu'elle constitue, aujourd'hui, une ressource fondamentale. Les deux anciens présidents Nicolas Sarkozy et François Hollande en apportent la preuve depuis plusieurs années. Publier est a minima une façon de continuer à exister comme personnalité audible dans le champ politique (Lionel Jospin et son Un temps troublé). C'est évidemment peut-être aussi, pour les plus jeunes retraités, une façon de se poser en recours possible et de peser dans la compétition de demain (voire d'y participer !). Les leçons du pouvoir furent pour François Hollande prétexte à un retour en visibilité, les séances de dédicace suscitant de nombreuses spéculations journalistiques ; même chose pour Le temps des tempêtes, de Nicolas Sarkozy : dans les deux cas, les anciens présidents jouent de leur expérience et dramatisent les temps à venir. Il n'en faut pas plus pour que les commentateurs spéculent en mesurant les ventes et en observant le défilé des lecteurs désireux de se faire dédicacer le livre...
Tous ces livres politiques s'inscrivent dans une économie symbolique précise, celle de la « présidentialité » (passée ou future, avérée ou potentielle...). Leur banalisation signifie forcément le renoncement à toute ambition littéraire : au mieux, on soulignera les talents de plume d'un François Mitterrand jadis, d'un Bruno Le Maire aujourd'hui ; au pire, on rappellera le rôle des ghost writers sollicités pour tenir la plume à la place des politiques.Mais cette dé-littérarisation ne signifie pas, bien au contraire, enfermement dans l'écriture technocratique des années 1970. Le temps n'est plus d'un Valéry Giscard d'Estaing s'adressant aux Français dans Démocratie française (1976) sans parler à aucun moment de lui-même, sans jamais non plus s'affranchir des contraintes de rôle qui imposent alors au chef d'État l'impersonnalité la plus stricte. Les personnalités politiques soucieuses de travailler leur « présidentiabilité » doivent désormais alterner diagnostic sociétal, offre programmatique, expression d'une sensibilité, autobiographie sinon autoportrait... L'équation présidentielle, la supposée rencontre entre un homme (ou une femme) et un peuple, invite à la personnalisation du propos. Les partis politiques ne sont plus en mesure de peser sur la production éditoriale : c'est la revanche d'une auctorialité désormais éclatante, dont les paratextes des ouvrages sont l'indice le plus éclatant : portrait systématique de l'auteur en couverture, prétention à parler à tout le monde au-delà des clivages partisans, affichage d'un souci d'authenticité et de vérité...
Dans un champ politique marqué par le déclin des organisations collectives et le retour des personnalités, chacun sera tenté, s'il bénéficie de la légitimité et de la notoriété suffisantes pour convaincre un éditeur, d'exister par le livre. Sans conférer une légitimité littéraire désormais hors de propos (un retour au cumul des grandeurs à la de Gaulle est peu envisageable), le livre procure, par son classicisme et son caractère culturellement distinctif, une légitimité non négligeable. Les politiques peuvent certes exister grâce à la production frénétique de tweets, et certains ne s'en privent pas. Mais il savent que ces écrits profanes, s'ils peuvent nourrir le combat politique au quotidien, ne confèrent qu'une molle notoriété. Parce qu'il demeure pour partie nimbé d'une certaine sacralité, le livre seul est à même de procurer cette légitimité de surplomb qui fait, en France au moins, le présidentiable.
Bio
Christian Le Bart est professeur de science politique à Sciences Po Rennes (Arenes-CNRS). Il a notamment publié (La politique en librairie, Armand Colin, 2012), L'ego-politique (Armand Colin, 2013), Les émotions du pouvoir (Armand Colin, 2018). Il est également l'auteur d'une Petite sociologie des Gilets jaunes (Pur, 2020).