A Yves Laporte, tout sourit. C'est l'incarnation du self-made-man de l'après-guerre : maison de maître et belle DS. Parti de rien, tout juste le bachot en poche, ce jeune résistant travaille dur à l'imprimerie du coin, monte vite en grade, épouse la fille du patron. C'est lui qui va hériter de l'usine. Le couple a un premier garçon, Xavier, puis un second, Julien. Yves Laporte veut transmettre à ses fils son sens de l'effort. Si Xavier est déjà vif, Julien paraît plus lent ; outre le fait qu'il ait beaucoup pleuré bébé, à un an passé il a des difficultés de langage. Les médecins diagnostiquent un cas de surdité. Voilà qui n'était pas dans le plan de carrière d'Yves Laporte. Mais il est de ceux qui positivent et transmuent le plomb des vicissitudes en or du succès. Il veillera à l'éducation de Julien. Avec Marie-Claude, ils auront un troisième enfant, une fille, Françoise. Pas question que le second soit différent des deux autres. Laporte applique à son fils sourd la méthode d'Alexander Graham Bell (1847-1922), l'inventeur du téléphone, champion de "l'oralité" pour les handicapés auditifs, au détriment de la langue des signes. Dès 1880, au fameux congrès de Milan, est banni partout en Europe cet idiome muet. Un aréopage de savants et de prêtres a décidé d'intégrer absolument le sourd à la société des "gens normaux". Un certain abbé Tarra a même parlé de "rédemption du sourd-muet", rendre le sourd à Dieu, qui >n'est autre que le Verbe. Le petit Julien passe son enfance chez l'orthophoniste, il lit sur les lèvres et ânonne des phrases pour se faire comprendre des "entendants" : il ignore qu'il est une autre façon de communiquer qu'à travers ce carcan de la parole.
Bertrand Leclair a une fille sourde et s'est toujours tu sur cette situation intime. Mais c'est au cours d'un travail avec l'IVT (International Visual Theatre), dirigé par la comédienne sourde Emmanuelle Laborit, que l'idée lui vient. Après dix-huit ans et une douzaine de livres, la culpabilité balayée, l'écrivain tient ce sujet qui lui a "donné tant à réfléchir, au long des années, et tant à penser sur notre rapport à la langue". >A l'IVT, il écoute les expériences de ceux qui ont traversé le désert de signes - l'interdiction de signer -, ces générations de sourds qu'on a assimilés de force à un environnement sonore qui les prenait plus en pitié qu'au sérieux. Leclair raconte la tragédie d'un homme incapable d'entendre la surdité de son fils, prisonnier de "sa propension à s'aveugler face au surgissement d'une réalité différente de celle qu'il avait imaginée". Malentendus, c'est bien sûr l'histoire de Julien qui fugue et s'émancipe, et s'épanouit dans un monde où les mains parlent. C'est aussi une touchante déclaration d'amour à sa fille sourde, "sa chance", l'éloge d'une relation si particulière, faite de "la douce plénitude de leurs échanges, instants qui fulgurent au coeur et doivent autant aux regards et aux gestes qu'aux mots".