Livres Hebdo - Le thème de votre mandat qui s’achèvera en 2015 est : "Des bibliothèques fortes pour des sociétés fortes". En quoi les bibliothèques aident-elles à construire la société ?
Sinikka Sipilä - Ce thème m’a été inspiré en partie par mon expérience en Finlande, où j’ai eu de nombreuses occasions de vérifier l’impact positif des bibliothèques sur la vie des citoyens. Le pays dispose d’un réseau très dense et très actif de bibliothèques, qui sont toutes accessibles à tous gratuitement, y compris les bibliothèques de recherche. Les habitants, même dans les villages les plus reculés, ont accès à un large choix de ressources documentaires et peuvent se connecter au reste du monde. Les bibliothèques accompagnent les citoyens dans de nombreuses situations de leur vie. L’égalité d’accès à la connaissance est également un facteur important de paix sociale, car elle permet de réduire les inégalités entre les groupes sociaux. Je pense que le haut niveau de littératie [capacité à utiliser une information écrite dans la vie courante, NDRL] et d’éducation en Finlande, le bon classement des étudiants finlandais dans les différentes enquêtes Pisa (1) peuvent être attribués en partie à l’action des bibliothèques. En Finlande, 80 % de la population sont des usagers réguliers des bibliothèques.
Comment expliquez-vous ce taux de fréquentation exceptionnel en Finlande, que tout le monde vous envie ?
Les bibliothèques sont profondément ancrées dans l’histoire de la Finlande, plus que dans d’autres pays. La première loi nationale sur les bibliothèques date de 1928, une dizaine d’années seulement après la fin de la guerre civile avec la puissance russe et l’accès à l’indépendance. Les bibliothèques ont alors été un moyen de renforcer notre langue et notre culture. La Finlande est petit pays de 5 millions d’habitants, avec peu de ressources naturelles, qui a longtemps été très pauvre. Notre seul moyen de progresser était de miser sur la connaissance et le développement des compétences. A partir des années 1960, le gouvernement a employé d’importants moyens pour développer un système éducatif et un réseau de bibliothèques très performants. Des bâtiments de grande qualité architecturale ont été construits, le personnel bénéficie d’un haut niveau de formation. Les bibliothèques font partie de l’environnement quotidien des Finlandais, à la fois évidentes et essentielles, comme l’air qu’on respire. Comme elles ont réussi à prendre le tournant du numérique, elles restent attractives même auprès des jeunes.
Votre thème s’inspire aussi de votre expérience de travail en Afrique. Les bibliothèques y tiennent-elles la même place qu’en Europe ?
Les missions de base des bibliothèques y sont exactement les mêmes qu’en Europe : accompagner l’éducation, l’économie et la vie culturelle. Les habitants accordent une grande importance à la bibliothèque, à partir du moment où elle propose une offre de qualité et adaptée à leurs attentes. Les bibliothèques sont particulièrement importantes en Afrique, où le système éducatif n’est pas très développé et où les gens ont un besoin crucial d’accès à l’information. Je pense à la bibliothèque ouverte en 2005 dans la banlieue de la capitale namibienne, Windhoek, grâce à une coopération avec la ville de Vantaa, en Finlande. Les habitants s’en sont emparés de manière incroyable et la bibliothèque ne désemplit pas du matin au soir. Dans le centre pour réfugiés sud-africains de l’ANC (2), en Tanzanie, où j’ai travaillé en 1991-1992, la bibliothèque était le cœur du village et un moyen essentiel pour les résidents de rester en contact avec leur pays d’origine par les journaux, les livres, les films, et de ne pas se trouver complètement déconnectés au moment de retourner dans leur patrie.
L’Ifla a publié l’année dernière un rapport qui identifie cinq grandes tendances de la société de la connaissance. Quel est l’objectif de ce document ?
L’objectif est de dessiner le cadre dans lequel doivent s’inscrire aujourd’hui les bibliothèques. L’Ifla n’a pas à donner de directives précises sur ce que doivent être les bibliothèques, car la réponse à apporter est différente selon le contexte de chaque pays. En revanche, le rapport met en lumière les enjeux et les défis auxquels les bibliothèques vont se trouver confrontées dans les années à venir. Il apporte à la communauté professionnelle des arguments en faveur des bibliothèques, des pistes de réflexion. C’est un challenge à l’échelle de chaque pays de décider de la place des bibliothèques dans la société et dans l’environnement numérique.
Vous dites qu’il faut trouver des moyens innovants de rendre les bibliothèques plus visibles. Avez-vous des exemples à nous donner ?
Je pense à des initiatives telles que Cycling for Libraries, imaginée à l’origine par des bibliothécaires finlandais en 2011 et dont la prochaine édition se déroulera en France entre Montpellier et Lyon. Chaque année, des bibliothécaires venus du monde entier se retrouvent pour effectuer un voyage à vélo dont l’un des objectifs, outre d’échanger entre collègues et de découvrir le réseau de lecture publique d’un pays, est d’attirer l’attention sur les bibliothèques. Les organisateurs donnent des conférences de presse tout au long du trajet et essaient à chaque fois de rencontrer les responsables politiques. L’année où le circuit s’achevait à Bruxelles, une délégation est allée délivrer un message aux membres de la Commission européenne. En Finlande, nous avons une chaîne de télévision et une radio en ligne spécifiques pour les bibliothèques, ce qui est également un bon moyen de mettre en lumière un certain nombre de sujets dans la communauté professionnelle nationale mais aussi à l’extérieur du pays.
La bibliothèque centrale d’Helsinki a lancé un programme pilote, financé par le ministère de l’Education et de la Culture, qui permet de mener des expérimentations qui pourront être ensuite dupliquer dans d’autres bibliothèques.
En Finlande, les bibliothèques servent de bureaux de vote mais sont aussi des lieux où les hommes politiques viennent présenter leur programme. C’est une bonne manière de faire des bibliothèques de véritables espaces publics et d’y faire entrer ceux qui ont le pouvoir de décision.
(1) Programme international pour le suivi des acquis des élèves.
(2) African National Congress.