Rentrée polars

Un nouvel art de la guerre

Un nouvel art de la guerre

Les romans de la rentrée polar 2018 se piquent de guerre, de politique et de violences extrêmes avec, aux manettes des enquêtes de plus en plus d’héroïnes puissantes, girl power en bandoulière. Parallèlement les éditeurs limitent les gros tirages et laissent place à une quantité réjouissante de romans policiers poétiques et très littéraires. _ par Elise Lépine

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Créé le 05.09.2018 à 14h38

Au moment de la rentrée littéraire, le polar se fait discret pour ne pas faire de l’ombre aux best-sellers de la « blanche ». Les poids lourds de la littérature noire arriveront en octobre avec Par accident d’Harlan Coben, chez Belfond (200 000 exemplaires), Le signal de Maxime Chattam, chez Albin Michel (100 000 exemplaires), L’égarée de Donato Carrisi, suite attendue du Chuchoteur, chez Calmann-Lévy (60 000 exemplaires). En novembre paraîtra De si belles fiançailles de Mary Higgins Clark, chez Albin Michel (100 000 exemplaires). Les immenses James Ellroy et Stephen King s’illustreront en octobre dans la non-fiction, avec des tirages plus modestes que ceux pratiqués pour leurs romans. Rivages programme ainsi Reporter criminel, imprimé à 30 000 exemplaires, où James Ellroy étudie deux faits divers criminels. Quant à Stephen King, il s’essaie à une Anatomie de l’horreur chez Albin Michel, texte sur le fantastique dans la littérature américaine tiré à 25 000 exemplaires. Si les maisons d’édition gardent leurs sorties fracassantes pour l’hiver, sélections des festivals polars de printemps obligent, l’automne leur permet de mettre en avant des auteurs bénéficiant de tirages moins titanesques, mais armées de solides qualités littéraires.

Le polar sur le front militaire

La guerre est le grand sujet de la « noire ». La Seconde Guerre mondiale reste une valeur sûre, portée notamment par le troisième tome des aventures du vil commissaire Sadorski, Sadorski et l’ange du péché de Romain Slocombe, fin août chez Robert Laffont. La folie nazie inspire également le Danois Jussi Adler-Olsen, qui campe L’unité Alphabet, tiré à 50 000 exemplaires chez Albin Michel en septembre, dans un hôpital psychiatrique géré par des SS. Torrents de Christian Carayon, à paraître au Fleuve Noir en septembre, exhume les traumatismes d’une petite ville française sous l’Occupation. La décennie noire algérienne hante le polar avec deux très beaux titres en septembre : La guerre est une ruse de Frédéric Paulin, premier auteur français publié aux jeunes éditions Agullo, et 1994 de l’Algérien francophone Adlène Meddi, publié chez Rivages.

Vétérans

Côté américain, les vétérans sont à l’honneur. Le personnage principal du nouveau roman de David Joy, Le poids du monde, règle ses comptes avec les traumas de la guerre au Moyen-Orient (fin août chez Sonatine), l’émouvant lieutenant Hanson, survivant du Vietnam, se heurte à la violence d’Oakland City dans Un soleil sans espoir de Kent Anderson en octobre chez Calmann-Lévy. En novembre, Le Livre de poche ressort Central Park, roman génial et méconnu de Stephen Peters paru en 1982, mettant en scène la prise d’otage dans le célèbre parc new-yorkais par un vétéran du Vietnam. La guerre froide et ses espions seront traités par le Français Stéphane Keller, qui publie Rouge parallèle au Toucan, ébouriffante fresque d’espionnage campée dans les années 1963. Au Seuil, Moscou 61 de l’Américain Joseph Kanon, lance deux frères américains, dont un espion communiste, dans un conflit intime, mêlant aux haines politiques le poison violent des liens familiaux.

La famille, cocon où naît parfois l’horreur, demeure un sujet de prédilection des auteurs de polars. Deux sœurs rivales, prises dans un engrenage de jalousie et d’inquiétude, s’opposent dans Les illusions de Jane Robins (Sonatine, octobre). Le cœur brisé des mères n’en finit pas de faire saigner le roman policier. En septembre, la très attendue Fiona Barton, révélée en 2016 avec La veuve, revient au Fleuve Noir avec La coupure, construit autour de la découverte d’un cadavre de bébé à Londres, ravivant le traumatisme de l’enlèvement d’un nourrisson à la maternité, des années plus tôt. Le deuil de l’enfant envolé traverse deux des romans les plus réussis de septembre : Dégradation de Benjamin Myers (Seuil), dans lequel la disparition d’une jeune fille sert de révélateur aux péchés de toute une ville anglaise, et Rivière tremblante de la Québécoise Andrée A. Michaud, qui explore la souffrance des proches (Rivages). En octobre, Une mère parfaite d’Aimee Molloy (les Escales) met aussi en scène l’angoissante perspective d’un bébé disparu en plein New York. C’est dans le réel de sa propre histoire que Claire Favan puise pour évoquer la souffrance d’un petit garçon « différent », broyé par le système scolaire, avec le très noir Inexorable, chez Robert Laffont. Fragilité et innocence obligent, l’enfance-martyr demeure un sujet fort du polar : une enfant brûlée sur une plage hante les mémoires dans Le douzième chapitre (Calmann-Lévy) du brillant Jérôme Loubry, à paraître en septembre. En octobre, toujours chez Calmann-Lévy, dans Promenons-nous dans ce bois de l’Allemande Nele Neuhaus, la disparition, quarante ans plus tôt, d’un petit garçon en pleine forêt semble éclairer des meurtres commis de nos jours. XO fera découvrir en septembre aux lecteurs français la star du thriller chinois, Cai Jun, qui dans La rivière de l’oubli fait revenir une jeune fille assassinée d’entre les morts pour assouvir sa vengeance. Chez Slatkine & Cie, un collectionneur d’ossements humains s’en prend à deux enfants atteints d’une maladie orpheline sous la plume de Fiona Cummins dans Le collectionneur, à paraître en octobre. L’enquête sera menée par l’attachante, mais très névrosée Etta Fitzroy, nouvelle figure d’enquêtrice atypique dans le paysage du noir.

La revanche des enquêtrices

C’en est fini de la potiche sexy en tenue moulante, éternelle assistante de l’enquêteur à gros calibre. Les figures féminines occupent le devant de la scène policière et gagnent en épaisseur, en force et en modernité. Dans Délicieuse, Marie Neuser met en scène une psychologue criminelle rongée par le désir de vengeance suite à la trahison de son époux, exerçant sa rage par le biais des réseaux sociaux (Fleuve Noir, fin août). Non moins tourmentée, mais pour d’autres raisons, la commissaire Teresa Battaglia, tout en poigne et en émotions, imaginée par l’Italienne Ilaria Tuti, essaie dans Sur le toit de l’enfer de mener une enquête criminelle en se débattant avec le spectre d’Alzheimer (Robert Laffont, septembre). La toute jeune maison d’édition Atelier Akatombo, spécialisée dans le roman japonais, publie en octobre Le point zéro, roman vintage de Seichô Matsumoto dont la très moderne héroïne, Teiko, tente d’élucider la disparition de son mari dans le Tokyo des années 1950.

En octobre, Amy, « party-girl » en quête de rédemption, cherche dans l’adrénaline un baume pour ses blessures intimes dans Le témoin solitaire, nouveau chef-d’œuvre de William Boyle, chez Gallmeister. Lola, héroïne du roman éponyme de Melissa Scrivner Love au Seuil, joue la copine effacée d’un chef de gang de LA, alors que c’est elle qui dirige secrètement les opérations, la dent dure et la tête froide. Manon Bradshaw, détective londonienne quasi-quadra et célibataire, enquête sur une disparition inquiétante tout en courant les sites de rencontre à la recherche de l’âme sœur, dans le très fin Présumée disparue de Susie Steiner aux Arènes. En novembre paraissent les douzième et treizième tomes des aventures d’Agatha Raisin de M.C. Beaton, tirés à 40 000 exemplaires chacun. Cette version rock et mordante de Miss Marple est un énorme succès pour Albin Michel avec 600 000 exemplaires vendus en trois ans. Libérées, décoiffées, frondeuses, ces héroïnes incarnent l’esprit rebelle qui sert de carburant à la littérature policière.

L’art de déranger le lecteur

Le pavé dans la mare des polars de la rentrée pourrait être le nouveau livre de François Médéline, Tuer Jupiter, paru le 23 août à La Manufacture de livres, mettant en scène l’assassinat d’Emmanuel Macron. L’irrévérence faisant partie intégrante de l’esprit du polar, les auteurs de cet automne apportent leur lot de coups de canif à l’ordre moral et social. On remarque aussi le retour de Jacky Schwartzmann, hilarant et toujours politiquement incorrect, avec Pension complète en octobre au Seuil. Chez Albin Michel, la parole est aux « grandes gueules », Jean-Bernard Pouy et Patrick Raynal, qui publient Lord Gwynplaine en novembre, hommage politique et engagé au Comte de Monte-Cristo. Pour mieux marquer son lecteur, le polar joue aussi la carte du gore et du contre-nature. En septembre, le brésilien Raphael Montes dénonce à la fois la surconsommation du monde occidental et les inégalités sociales de Rio de Janeiro avec Dîner secret, au Masque, dans lequel quatre jeunes hommes arrondissent leurs fins de mois en servant à des amateurs des dîners de viande humaine. Le glaçant Antoine Chainas place un doigt de petite-fille dans une boîte, aux mains d’un adolescent aux jeux morbides dans l’obsédant Empire des chimères, à la « Série noire ». Non moins dérangeant, Sylvain Kermici, dans Requiem pour Miranda (Les Arènes), se glisse dans la tête d’un tueur en série pour décortiquer les motivations de celui qui s’apprête à réduire une femme au rang d’esclave sexuelle après avoir tué son mari et son bébé, livrés à la pourriture sur un tas d’ordures. En octobre, chez Hugo et Cie, Irrespirable d’Olivia Kiernan invite son lecteur dans l’univers très cash du BDSM, de la torture et des meurtres rituels. Noir, c’est noir…

Fabuleux francophones

Ils sont belges, suisses ou québécois, et renouvellent le polar francophone. Septembre voit débarquer Nicolas Feuz, procureur à la ville et star suisse du thriller, qui publie simultanément Le miroir des âmes chez Slatkine & Cie et Horrora Borealis (inédit) au Livre de poche, un joyau du genre. Trois romans belges sortent également du lot : l’acide et désopilant Un été sans dormir de Bram Dehouck, en septembre chez Mirobole, le superbe L’éternité n’est pas pour nous de Patrick Delperdange, en octobre aux Arènes, et le classique et efficace Regrets éternels de Pieter Aspe, en novembre chez Albin Michel. N’oublions pas les phénomènes québécois : outre l’excellente Andrée A. Michaud, déjà citée, on se réjouit de lire enfin Jacques Côté, acclamé outre-Atlantique :
Et à l’heure de votre mort, deuxième tome inédit de son excellente trilogie de polar historique, sort chez Babel en octobre. En novembre, Patrick Sénécal, maître du thriller trash, frappe un grand coup avec Les sept jours du talion, dans lequel un père de famille décide d’enlever, de séquestrer et de torturer pendant sept jours le violeur et meurtrier de sa fille de 7 ans.

Que devient le polar nordique ?

Jo Nesbo, star de la « Série noire », sera l’unique poids lourd nordique de cet automne, avec Macbeth, thriller inspiré de la pièce de Shakespeare sur fond de crise financière en Ecosse, à paraître en septembre. Si la Norvège et la Suède s’essoufflent, les Islandais gardent le cap. En septembre, Ragnar Jonassón, étoile montante à La Martinière, dépoussière le genre du cold case avec Sótt, troisième affaire de son enquêteur Ari Thor, fortement inspirée des intrigues d’Agatha Christie. Avis aux aficionados d’Erlendur, le fameux flic torturé d’Arnaldur Indridason, délaissé depuis 2012 : il fait son grand retour en octobre chez Métailié dans Le fils de la poussière… sous les traits d’un jeune homme, puisqu’il s’agit du tout premier roman de l’auteur islandais, resté jusqu’à ce jour inédit en français. Toujours en octobre chez le même éditeur, Arni Thorarinsson brille par son style tendre et cynique avec Treize jours, excellent thriller sur l’enfance meurtrie d’une Islande pas si tranquille. La petite île a la cote chez les lecteurs, comme chez les auteurs français : Ian Manook, écrivain-baroudeur du catalogue Albin Michel, a choisi, après la Mongolie et le Brésil, d’y camper son dernier roman, Heimaey (en septembre).

Dix diamants noirs

Rivière tremblante

d’Andrée A. Michaud, (Rivages noir). Dans un coin perdu du Québec, un garçon s’est évanoui dans les bois pour ne jamais réapparaître. Trente ans plus tard, le père d’une petite fille disparue vient enterrer son chagrin à quelques pas du lieu du drame. Un roman déchirant sur les absences insoutenables.

Evasion

de Benjamin Whitmer, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Mailhos (Gallmeister). La nuit de la Saint-Sylvestre, douze hommes s’évadent de la prison d’Old Lonesome, Colorado. La ville entière se lance à leur poursuite. De sa plume puissante, Benjamin Whitmer passe la condition humaine à l’acide, entre amour fou et haines viscérales.

L’éternité n’est pas pour nous

de Patrick Delperdange (Les Arènes). Un fils de bonne famille tente de violer une prostituée, qui le met K-O. Deux frères fuient un centre pour SDF après y avoir commis un meurtre en situation de légitime défense. Pour conjurer la cruauté du monde, les destins se rejoignent et invoquent la lumière. Sublime.

La légende de Santiago

de Boris Quercia, traduit de l’espagnol par Isabel Siklodi (Asphalte). Un flic de Santiago du Chili file un mauvais coton, malheureux en amour, bouffé par l’échec. Discrètement, il empoche une dose de cocaïne sur une scène de crime. La mécanique des sombres embrouilles est lancée. Dernier volume iconoclaste d’une trilogie déjà culte.

Scènes de crime à Orsay

de Christos Markogiannakis (Le Passage). Une trentaine d’œuvres du musée d’Orsay, représentant des meurtres, passées au crible du profilage et de la criminologie. Après Scènes de crime au Louvre, ce beau livre apporte à son lecteur tous les délices d’un bon polar.

Sur le ciel effondré

de Colin Niel (Rouergue). Remarquable nouvelle plume du polar français, Colin Niel reprend le chemin de la Guyane, théâtre de plusieurs de ses romans. Angélique Blakaman, son héroïne, adjudante de police, enquête dans des terres reculées, poursuivant le crime entre magie et démons.

Les disparus
de la lagune

de Donna Leon, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gabriella Zimmermann (Calmann-Lévy). Cette nouvelle des enquêtes du célèbre commissaire Brunetti fera date. La grande Donna Leon met sa voix puissante au service de l’écologie. Un manifeste politique, passionnant et de qualité.

L’affrontement

de Tim Willocks, traduit de l’anglais par Benjamin Legrand (Sonatine).
Ecrivain de la grande violence et des sentiments ardents, le très attendu Tim Willocks livre le portrait puissant d’une Afrique du Sud fascinante et meurtrière. Intrigue labyrinthique et personnages inoubliables, ce polar produit un choc de lecture.

Dégradation

de Benjamin Myers traduit de l’anglais par Isabelle Maillet (Seuil).
Un flic tourmenté se lance à la poursuite d’un marginal soupçonné du meurtre d’une adolescente. Sa traque met au jour un réseau de snuff-movies.
Publiée pour la première fois en France, cette valeur sûre du thriller anglais prend le pouls d’une humanité défaillante au cœur d’un monde abject.

Ecorces vives

d’Alexandre Lenot (Actes Sud). La voix de Maupassant est à portée d’oreille chez cette nouvelle plume, qui publie son premier roman dans la veine du polar rural. Ce récit d’un retour à une terre hostile par un personnage déchiré est une belle promesse de noirceur.

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