Living-room de la cité, « troisième lieu », relais d'intégration sociale... En trente ans, l'image et le rôle des bibliothèques-médiathèques françaises se sont métamorphosés. Longtemps décrites par beaucoup d'élus comme de belles endormies, austères, voire élitistes, elles se retrouvent aujourd'hui au coeur des politiques culturelle, éducative, sociale, urbanistique... Elles représentent donc désormais pour une majorité d'entre eux un enjeu d'importance. Certes, la situation n'est pas la même sur tout le territoire et il existe encore bien des maires récalcitrants qui considèrent la culture comme secondaire, mettent en avant les difficultés financières par temps de crise ou encore arguent de la baisse de fréquentation dans un certain nombre de grands et coûteux établissements pour ne pas s'engager dans cette voie. Mais la légitimité de la lecture publique, elle, n'est plus mise en cause. On n'entend plus aujourd'hui les assertions, courantes hier encore, comme : "A quoi peut bien servir une bibliothèque dans un petit village comme le nôtre ?" Ou bien : "Je ne vais pas dépenser de l'argent pour un réseau de bibliothèques dans ma ville alors qu'il en existe un avec une équipe de bénévoles."
AGORA CONTRE INTERNET
Il y a bien une question, nettement plus branchée, qui fleurit depuis quelques années dans le discours des élus : "A quoi sert la bibliothèque à l'ère d'Internet ?" Mais l'argument est difficilement tenable à l'heure où les bibliothèques sont davantage des agoras et des espaces de sociabilité que des lieux de conservation et de prêt. La Toile apparaît même pour certains comme une opportunité pour rester dans la course. "L'avenir des médiathèques, c'est Internet !" n'hésite pas à affirmer Stéphane Decreps, maire adjoint à la culture de Levallois-Perret, lors d'un séminaire FNCC/Bib92 qui réunissait élus et bibliothécaires (1). Selon lui, "il faut renverser les choses, s'approprier le numérique, en faire un outil pour aider nos concitoyens à acquérir une méthodologie et développer son esprit critique, leur donner la possibilité de consulter et télécharger 7 jours sur 7 et 24 h sur 24 ». Que l'on voie dans le Net un allié ou un concurrent, la bibliothèque est aujourd'hui globalement perçue comme une "affaire publique". "C'est même une affaire de politique publique, insiste Jean-Michel Paris, conservateur devenu directeur général des services du département de l'Hérault, qui se prépare à ouvrir l'étonnant bâtiment des Pierres Vives, à Montpellier, où sont logés la médiathèque départementale, les archives et l'office des sports (2). "Cela dit, ajoute-t-il, si les élus sont aujourd'hui très réceptifs, c'est aux bibliothécaires de les séduire, de leur montrer qu'avec peu de moyens on peut attirer 20 % de leurs concitoyens et leur prouver que la bibliothèque peut être un objet désirable. » Le maire du Petit-Quevilly (76), Frédéric Sanchez, considère la bibliothèque comme l'un des trois piliers de sa ville, avec le théâtre et l'école de musique et de danse. Quant à Dominique Gillot, maire d'Eragny et sénatrice du Val-d'Oise, elle est catégorique : "Le partage culturel est fondamental. A l'heure où le nouveau président de la République prône la réconciliation et l'unité des Français, les bibliothèques apparaissent comme le lieu idéal, neutre, un pivot de la vie collective, porteuses d'une mission citoyenne. »
La bibliothèque en tant que pivot de la vie collective, lieu du vivre-ensemble... C'est manifestement la définition qui rassemble le plus de suffrages. C'est très perceptible en milieu rural et dans les petites villes où la bibliothèque reste, avec l'église souvent, le seul endroit ouvert et gratuit. A Agneaux, dans la Manche, la bibliothèque lauréate du grand prix Livres Hebdo trône en plein centre-ville près de l'église. "C'est notre lieu collectif de vie et d'animation, confirme l'élue à la culture Dany David. On n'imagine pas notre ville sans la médiathèque ! » Pour elle, il s'agit bien entendu de favoriser la lecture. Mais il importe d'abord de faire entrer les gens au moins une fois, car dans la plupart des cas, ils reviennent. "Si le lieu était seulement identifié à la lecture, les publics seraient intimidés et n'entreraient pas, ajoute-t-elle. Ce qui leur fait pousser la porte le plus souvent, c'est la presse, l'accès à Internet, le point d'information... »
LECTURE PUBLIQUE ET POLITIQUE
Pour de nombreuses municipalités de banlieue et de villes ouvrières, le réseau de lecture publique joue un rôle crucial. Dans l'agglomération de Plaine Commune (93), le directeur général des services, Jacques Marsaud, s'enthousiasme : "C'est pour nous le plus bel outil dont nous disposons pour mettre à l'oeuvre nos objectifs : le vivre-ensemble et l'inclusion sociale. Nous avons dans nos communes 134 nationalités différentes et une population souvent pauvre. Ces établissements de proximité, lieux de culture à part entière, favorisent la vie collective, participent au développement social, au brassage culturel." Jacques Marsaud n'est pas loin de penser que la lecture publique a contribué à la baisse très sensible des votes pour le Front national dans la communauté d'agglomération (10 % aux dernières élections contre 20 % il y a dix ans).
La "bibliothèque citoyenne", qui se transforme en bureau de vote lors des échéances électorales, comme celle de Levallois-Perret (Hauts-de-Seine) ou du Petit-Quevilly (Seine-Maritime), remplit plusieurs fonctions - services annexes de la mairie, office de tourisme, relais de Pôle emploi, soutien pour les devoirs après l'école, etc. Aussi bien en milieu rural que dans les villes moyennes où l'on peut s'y faire aider pour remplir sa déclaration d'impôts ou rédiger un CV. A Thionville (Moselle) ont été regroupés un centre d'art et de musiques actuelles, la médiathèque et l'office du tourisme dans un seul grand bâtiment appelé à devenir le "troisième lieu", l'équipement culturel central de la ville (3). En 2014, l'ancienne usine Mécano réhabilitée de la Courneuve (Seine-Saint-Denis) abritera une médiathèque mais aussi les services de la mairie.
Enfin, les bibliothèques-médiathèques se retrouvent au centre des politiques d'urbanisme des élus. Elles deviennent même souvent les locomotives de grandes opérations urbaines, le lieu structurant d'un quartier en pleine rénovation. A Bron (Rhônes-Alpes), la municipalité a choisi de construire une nouvelle médiathèque (ouverture en 2013) dans un quartier en réhabilitation où l'on vient de démolir une barre d'immeubles. Elle trônera symboliquement à l'entrée du quartier, qui est aussi l'entrée de la ville. "C'est pour nous un geste fort, et nous sommes convaincus que nous pouvons transformer la ville par la culture », dit Laurent Roturier, directeur général des services de la ville. Il annonce aussi la création, en même temps que celle de la nouvelle médiathèque, d'un autre espace, situé à l'autre bout de la ville, qui abritera un point lecture, une crèche et un pôle d'insertion sociale. Les grands projets de rénovation urbaine qui mettent en avant la médiathèque sont nombreux (Cergy-Pontoise, Vitrolles, Montpellier...). Parfois, ils dérapent, prennant la bibliothèque en otage et oubliant sa fonction réelle. C'est sans doute ce qui s'est passé à Rouen, en 2005, où le maire à l'époque s'entêtait, malgré les contestations concernant son emplacement, à édifier une grande médiathèque centrale au coeur d'un quartier excentré de la rive gauche. La construction du bâtiment, qui avait déjà deux étages, a finalement été abandonnée par la nouvelle maire, Valérie Fourneyron (4). Cette décision, rarissime et coûteuse, avait fait scandale dans la profession, d'autant plus que la ville ne possède pas de grande médiathèque. Mais avec le recul, certains se demandent si ce n'était pas la bonne solution, la politique de proximité décidée par la nouvelle municipalité portant ses fruits (+ 37 % d'inscrits). Guy Pessiot, aujourd'hui adjoint à la culture, avait compté alors parmi les opposants à cette implantation sur la rive gauche. "Ce projet aurait été de surcroît une catastrophe économique pour la ville endettée, affirme-t-il. Il arrive trop souvent que les élus se fassent plaisir avec des grandes cathédrales [il est vrai que Rouen a déjà la sienne ! NDRL]. Je pense pour ma part que nous avons eu raison de renoncer et d'opter pour le renforcement, la modernisation et la gratuité du réseau des bibliothèques ainsi que la valorisation du patrimoine qui est d'une richesse inouïe à Rouen." Cela dit, la capitale normande manque toujours cruellement d'un grand établissement central et patrimonial.
(1) Ce séminaire était organisé le 7 octobre 2010 à Sceaux par l'association Bib92 et la Fédération nationale des collectivités territoriales (FNCC) sur le thème "La place des bibliothèques dans la ville, leur rôle en tant qu'outil de politique publique".
(2) Voir "L'Hérault s'offre un vaisseau spatial", LH 882 du 21.10.2012, p. 16.
(3) Voir "Rencontres du troisième lieu", LH 884 du 4.11.2012, p. 18.
(4) Voir "Rouen a minima", LH 778, du 22.5.2009, p. 52-53.
LE PROGRAMME DU CONGRÈS
La bibliothèque comme service public et dans les politiques publiques : tel est le sujet, d'actualité, qui sera débattu lors du 58e congrès 2012 de l'Association des bibliothécaires de France (ABF), qui se déroulera à l'espace Paris-Est de Montreuil les jeudi 7, vendredi 8 et samedi 9 juin. Inauguré par Dominique Voynet, maire de Montreuil, et Emmanuel Constant, vice-président du CG 93, chargé de la culture, le congrès mêlera comme les autres années des sessions avec un large auditoire et des ateliers en petit comité. Parmi les thèmes abordés lors de ces sessions : "Politiques publiques et rigueur budgétaire dans le contexte de la crise", "Faut-il encore des bibliothèques ?", "Comment associer les publics à la définition des services ?".
Cette année, l'association inaugure des espaces de rencontre sur des sujets divers et concrets (le réseau Carel ; les jeux vidéo ; la pratique du livre numérique ; les associations de coopération entre bibliothèques en Ile-de-France, pourquoi faire ? ; etc.) où les congressistes pourront venir parler de leurs expériences et échanger sur leurs pratiques. Les animateurs des débats et les intervenants viennent d'horizons différents : élus locaux, responsables administratifs culturels, économistes, bibliothécaires. C'est Yves Surel, professeur de sciences politiques à l'université de Paris-2 et Sciences po, qui ouvrira le congrès avec une conférence inaugurale sur la question "Qu'est-ce qu'une politique publique ?".
Au salon professionnel exposeront comme chaque année une soixantaine de sociétés spécialisées pour les bibliothèques. Le Salon du livre de jeunesse de Montreuil disposera d'un grand espace pour présenter le "Juke-box des ados" et ses malles à livres. Les librairies Le Chat pitre et L'Herbe rouge de l'ALSJ recevront le vendredi après-midi Elzbieta (prix spécial Sorcières 2012) pour une dédicace.
3e GRAND PRIX DES BIBLIOTHÈQUES : ZOOM SUR LES ÉTABLISSEMENTS INNOVANTS
Pour la troisième année consécutive, Livres Hebdo décernera son grand prix des Bibliothèques dans quatre catégories : Innovation, Accueil, Espace intérieur et Animation. Le grand prix étant attribué à la bibliothèque qui répond le mieux à ces différents critères. L'édition 2012 sera présentée aux congressistes vendredi 8 juin à 17 heures dans la salle de rencontre 2 de l'espace Paris-Est de Montreuil. Rappelons qu'avec ce prix Livres Hebdo entend soutenir le travail des bibliothécaires et mettre en valeur un réseau de lecture publique dynamique, malgré les difficultés actuelles, mais en manque de visibilité médiatique.
L'année dernière, quatre établissements de tailles diverses - L'Atelier (Condé-sur-Noireau, 14), Roger-Gouhier (Noisy-le-Sec, 93), Marguerite-Duras (Paris, 20e), et la BU Saint-Serge (Angers, 49) - ont été couronnés dans les quatre catégories. La médiathèque Louise-Michel (Paris, 20e) a quant à elle remporté le grand prix. Chaque équipe lauréate est venue recevoir son prix à la Bibliothèque de l'hôtel de ville de Paris.
Cette année, le grand prix, toujours en partenariat avec 3M et Dubich, est présidé par Erik Orsenna. Le jury comprend par ailleurs trois bibliothécaires, Blandine Aurenche, lauréate 2011 (Paris), Gilles Gudin de Vallerin (Montpellier Agglomération) et Abderrahim Ameur (Casablanca, Maroc) ; un éditeur, Laurent Beccaria (Les Arènes) ; un libraire, Dominique Fredj (Le Failler, Rennes) ; et trois membres permanents : Christine Ferrand (Livres Hebdo), Claude Poissenot (sociologue), Laurence Santantonios (Livres Hebdo).
Toutes les bibliothèques publiques sont concernées, y compris les BU. Ceux qui souhaitent concourir peuvent s'inscrire et envoyer leur dossier (voir sur Livreshebdo.fr) dès maintenant et jusqu'au 15 octobre prochain, date limite. Les prix seront décernés le 6 décembre dans le grand hall de la BNF, devant Les Globes de Coronelli.
"Les bibliothèques sont à la base de toute politique culturelle"
La maire de Montreuil, membre d'Europe-Ecologie Les Verts, inaugurera le congrès de l'ABF. Elle déplore le désengagement de l'Etat du secteur culturel et souhaite un plus grand soutien en faveur des projets d'équipements innovants.
Livres Hebdo - Quel rôle accordez-vous aux bibliothèques dans votre ville de Montreuil ?
Dominique Voynet - Montreuil est une ville-monde - plus de 70 nationalités s'y côtoient, une ville populaire et une ville de culture. Et près de 10 % de la population active travaille dans le champ culturel. Montreuil vit donc intensément les mutations et les contradictions en cours dans la société et tout particulièrement dans les champs de la culture : la révolution numérique, la généralisation d'Internet... Les bibliothèques ne sont pas un îlot à l'écart de ces mouvements de fond. L'identité des bibliothèques ne peut qu'être profondément interrogée. Leurs missions doivent évoluer et se diversifier, avec pour enjeu le développement de nouveaux services utiles à leurs usagers, mais aussi à ceux qui ne le sont pas encore. L'ensemble de ces démarches implique un travail partenarial de plus en plus développé au sein d'un réseau local d'acteurs publics et privés.
C'est dans cette perspective que nous inscrivons nos politiques de lecture publique, en lien avec les structures éducatives bien sûr, les équipements culturels et les artistes, très nombreux sur notre territoire, le tissu associatif, le secteur social... Avec pour volonté d'offrir un accès à toutes les ressources culturelles, d'information, de formation et de loisirs et de s'adresser à tous, quels que soient l'âge, l'origine et la catégorie sociale, le niveau d'études, la langue, la culture...
Quelle est la part de la lecture publique dans le budget de votre municipalité ? Avez-vous été contrainte de diminuer, comme un grand nombre de collectivités ces dernières années, ce budget ?
Au contraire, ces trois dernières années, nous avons augmenté le budget de fonctionnement des bibliothèques de 3 %, et le budget de notre politique culturelle de 1 %, marquant ainsi notre volonté de faire de la culture un élément central de notre politique municipale. Nous avons, fin 2009, élargi les horaires d'ouverture de la bibliothèque centrale Robert-Desnos (34 heures d'ouverture hebdomadaires), créant à cette occasion 4 postes supplémentaires et recrutant 8 étudiants vacataires. Le soutien de la Ville au Salon du livre pour la jeunesse a également été très largement augmenté afin de favoriser le rayonnement de cet événement de portée internationale et de développer les initiatives tout au long de l'année sur le plan local, en partenariat avec le réseau des bibliothèques de la Ville. Enfin, des Assises de la culture sont en cours, une démarche originale et participative au cours de laquelle Montreuil invite pendant six mois les habitants, les responsables publics, les artistes et les professionnels à débattre et réfléchir ensemble sur ce qui fait culture dans la ville. Au terme de six mois de concertation publique, la synthèse des propositions formulées fera l'objet d'un projet culturel partagé, restitué à l'automne 2012, dans lequel la lecture publique aura toute sa place.
La lecture publique est-elle selon vous une affaire nationale ou locale ? L'Etat s'implique-t-il suffisamment et pensez-vous que nous avons besoin d'une loi sur les bibliothèques ?
L'Etat se désengage systématiquement du secteur culturel et semble défendre davantage les prérogatives des groupes industriels plutôt que des politiques de diversité culturelle. Pour le reste, je ne suis pas sûre que l'avenir des bibliothèques puisse se régler par une nouvelle loi. Les bibliothèques, par la multiplicité de leurs usages, sont l'élément de base de toute politique publique culturelle sur un territoire. La relance et la généralisation des dispositifs de contractualisation pourraient s'appuyer sur l'expérience des "contrats ville-lecture" à la fin des années 1990 ou des "contrats territoriaux" aujourd'hui. Un accompagnement plus prononcé pour soutenir des projets d'équipements innovants, notamment dans les banlieues, comme cela a pu être le cas du programme des "Ruches" essentiellement dans les zones rurales, est une autre piste autour de laquelle relancer une dynamique de modernisation des bibliothèques, afin de soutenir les évolutions professionnelles en cours.
Quels grands projets à Montreuil dans les années qui viennent ?
Nous avons pris la décision de rénover la bibliothèque centrale Robert-Desnos au tout début de l'année 2013. Nous avons également pris date dans le cadre de la communauté d'agglomération Est Ensemble, qui assume désormais la compétence de lecture publique, afin qu'un projet de construction d'une médiathèque soit mis à l'ordre du jour dans le cadre de la prochaine mandature. Cette nouvelle médiathèque devrait voir le jour dans l'éco-quartier des "Hauts de Montreuil", un des grands projets municipaux, qui vise à résorber la coupure physique et symbolique entre le nord et le sud de la ville en créant notamment des services publics de qualité, des logements et de l'activité dans des quartiers aujourd'hui encore trop enclavés.
La loi revient sur le tapis
La loi sur les bibliothèques, demandée par une grande partie de la profession depuis plusieurs décennies, pourrait bien refaire surface à la faveur du changement de gouvernement.
Dans leurs programmes et leurs réponses aux questions d'ordre culturel, les candidats à la présidentielle ont été peu diserts sur la lecture publique (1). Et si le nouveau président François Hollande a montré son attachement à la culture en allant rendre hommage le 10 mai à François Mitterrand à la BNF, rien n'a été annoncé de très précis en faveur des bibliothèques. Même si les professionnels reconnaissent que les aides financières, dans le cadre de la dotation générale de décentralisation (DGD), pour la rénovation et la construction des établissements restent importantes et stimulantes (on n'a jamais autant construit que ces trente dernières années, et le mouvement continue), la bibliothèque semble aujourd'hui une affaire plus locale que nationale. "Dans la mesure où les bibliothèques sont un service public, l'Etat ne joue pas suffisamment son rôle dans le maillage du territoire qui reste inégal", estime la sénatrice du Val-d'Oise et maire d'Eragny, Dominique Gillot. "Ce serait aussi son rôle, suggère-t-elle, de mettre en évidence des expériences réussies, de faire une évaluation qui permettrait de sensibiliser les élus à la lecture publique." De son côté, Laurent Roturier, directeur général des services (DGS) à Bron, apprécie l'aide de l'Etat à l'investissement local, notamment pour le grand projet de médiathèque de la ville, mais il estime qu'il existe un déséquilibre notable entre Paris, plus favorisé, et les territoires. Quant à la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture (FNCC), elle juge que "la présence de l'Etat est indispensable à la fois pour son expertise, son impulsion, et pour placer les politiques de proximité des collectivités sous le regard de l'exigence nationale", tout en soulignant que l'Etat n'a pas à imposer ses choix et que "le copilotage doit se développer dans le respect de l'équité territoriale" (2).
MANIFESTE
A l'occasion de l'élection présidentielle et des législatives, l'ABF a publié un manifeste, "La bibliothèque est une affaire publique", qu'elle a largement diffusé auprès des politiques et des élus. Cette déclaration rappelle le rôle majeur de la lecture publique dans la société et démontre qu'elle représente un outil de politique publique aussi bien pour les collectivités territoriales que pour l'Etat. D'une certaine manière, voilà un texte qui dépoussière le manifeste de l'Unesco et surtout la charte du Conseil supérieur des bibliothèques, qui a plus de vingt ans et apparaît aujourd'hui obsolète sur plusieurs points. Rédigée avant l'usage d'Internet, elle ne parle pas, par exemple, de l'élaboration d'une offre numérique sur le plan national ni de l'accès libre à l'information, ce que déplorent beaucoup d'élus locaux et de professionnels qui manquent de synthèse et de conseils à ce sujet.
Une loi permettrait-elle de résoudre ces différentes questions ? Il y a des sceptiques. Jean-Michel Paris, DGS des Bouches-du-Rhône, estime ainsi qu'il faut disposer de règles normatives strictes mais que les bibliothèques sont plutôt une affaire de conviction et de volonté politique. "Le bâtiment ne suffit pas, le verbe lire supporte mal l'impératif..." Jacques Marsaud, DGS à Plaine Commune (93), est d'un avis différent : "Une loi sur le sens des bibliothèques, qui affirmerait leur rôle émancipateur, donnerait des garanties de pluralisme et de professionnalisme, accompagnée de moyens (pourquoi pas liés aux projets innovants), serait un acte fort au sens où cela combattrait l'idée que les médiathèques ne servent plus à rien à l'ère des ressources d'Internet." Quant à Laurent Roturier, à Bron, il se montre hostile à une loi défensive et corporatiste, mais prend position pour "une loi ambitieuse sur l'accès à la connaissance, accompagnée d'une programmation financière tenant compte des enjeux du numérique, car cela donnerait confiance aux élus locaux et ce serait l'occasion d'un débat avec la population". Il va même jusqu'à évoquer l'élaboration d'une directive européenne. Affaire à suivre...
(1) Voir "Que feraient-ils pour le livre ?", LH 905, du 13.4.2012, p. 12, ainsi que les réponses données à la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture (http://www.fncc.fr/).
(2) Contribution de la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture (FNCC), Cahiers d'acteurs, mars 2012.
Quand la bibliothèque devient une affaire privée
Aux Etats-Unis, des élus ont privatisé leurs réseaux de lecture publique, déléguant la gestion à une entreprise commerciale. Une tendance très controversée mais qui pourrait s'accentuer en raison des difficultés budgétaires croissantes rencontrées par les collectivités locales.
Privatiser les bibliothèques publiques : vue de France, l'idée paraît incongrue. Aux Etats-Unis, c'est une réalité depuis plusieurs années déjà. Tout commence en 1997, en Californie : le comté de Riverside décide alors de confier l'entière gestion de son réseau de bibliothèques à une entreprise privée, Library Systems & Services (LSSI). C'est la première fois qu'une collectivité locale américaine privatise sa mission de lecture publique. Depuis, LSSI, jusqu'à présent l'unique opérateur dans ce domaine aux Etats-Unis, a gagné progressivement du terrain. La société gère aujourd'hui 18 réseaux dans 6 Etats, totalisant 75 établissements, ce qui en fait le cinquième plus grand réseau de bibliothèques aux Etats-Unis derrière ceux de New York, de Los Angeles, du comté de Los Angeles et de Chicago. LSSI ne représente que 0,3 % des bibliothèques publiques américaines, mais la privatisation des bibliothèques, très décriée par la profession et souvent impopulaire auprès du grand public, déchaîne régulièrement des controverses acharnées. La dernière polémique en date, et sans doute la plus importante par son ampleur, a été déclenchée par la privatisation du réseau des bibliothèques de Santa Clarita (Californie). Malgré une forte opposition des usagers, la ville a décidé de sortir ses trois établissements du réseau du comté de Los Angeles et de les confier à LSSI à partir de juillet 2011. Le cas de Santa Clarita a particulièrement frappé les esprits, car, pour la première fois, c'est une ville sans aucun problème budgétaire particulier qui optait pour la privatisation. Jusque-là, en effet, LSSI constituait un recours en cas de situation problématique : embarras financiers, difficultés à attirer et à garder un directeur compétent, soucis dans la gestion d'une équipe, etc. Pour les élus de Santa Clarita, la décision a d'abord été motivée par la volonté de trouver en externe une expérience et des compétences dont la ville ne disposait pas. L'aspect pécuniaire a joué aussi : alors que la ville avait estimé que la gestion de son réseau lui coûterait 5,1 millions de dollars par an, LSSI a proposé de s'en charger pour 3,8 millions.
FORTE OPPOSITION DE LA PROFESSION
Très vite les bibliothécaires ont exprimé leur hostilité à l'égard de la privatisation des bibliothèques. L'American Library Association (ALA), la plus grande organisation professionnelle américaine, a adopté dès 2001 une résolution qui stipule notamment : "L'association des bibliothèques américaines affirme que la politique et la gestion des bibliothèques publiques doivent rester dans le secteur public. » Les professionnels reprochent à LSSI de réaliser son profit au détriment de la qualité de service et du personnel. Les bibliothécaires en place au moment de la privatisation doivent repostuler et deviennent des salariés de LSSI, perdant les avantages du statut public. Les équipes sont souvent réduites, et le personnel nouvellement recruté moins qualifié, donc moins bien payé. A Santa Clarita, par exemple, le nombre de bibliothécaires professionnels est passé de 14 à 9, et le nombre total de postes de 60 à 48. LSSI, de son côté, affirme qu'elle peut gérer des bibliothèques avec un budget moindre tout en dégageant des bénéfices grâce à une gestion plus efficace et aux économies d'échelle dues à sa taille. Quant au manque de transparence, son directeur général, Brad King, rappelle que les bibliothèques gérées par LSSI restent financées par des fonds publics et que la politique de lecture publique continue d'être décidée par la collectivité locale. Certains Etats commencent à réagir du fait de la situation. Le gouverneur de Californie a ainsi promulgué en 2011 une loi qui encadre plus strictement la privatisation. Les économies qu'en tirera la collectivité locale doivent être démontrées et des garanties doivent être prises concernant les emplois.
MIEUX QUE RIEN DU TOUT ?
Les bibliothèques privatisées sont-elles de moins bonne qualité que celles qui restent dans le giron public ? Difficile à dire car les évaluations précises et chiffrées font défaut. A Santa Clarita, la fréquentation a augmenté, les horaires d'ouverture ont été élargis, la bibliothèque est désormais ouverte le dimanche, le réseau compte 77 ordinateurs supplémentaires ainsi qu'une nouvelle collection de livres parascolaires, et propose un programme plus important d'animations pour les enfants. Les usagers peuvent même emprunter un ordinateur portable ! Un récent rapport conduit par l'ALA relève au contraire, mais de manière prudente et très nuancée, des baisses de qualité de service dans certains cas. "D'une manière générale, les bibliothèques privatisées semblent être dans un état légèrement moins bon que la moyenne, note l'auteur. Mais la plupart d'entre elles étant localisées dans des quartiers déshérités, il est difficile de dire comment elles fonctionneraient si elles n'avaient pas été privatisées. » Depuis 1997, LSSI a gagné de nouveaux marchés, mais 6 collectivités locales sont revenues à une gestion publique, constatant que finalement cela leur coûterait moins cher.
En 2008, l'entreprise s'est installée en Grande-Bretagne avec l'intention de conquérir 15 % des bibliothèques en cinq ans ! Elle n'a décroché aucun contrat pour l'instant et compte au moins un concurrent, la société John Laing, qui dirige les 11 bibliothèques du district de Hounslow dans le nord de Londres. Mais dans un pays où les collectivités locales n'hésitent pas à fermer leurs bibliothèques, et où la privatisation des services publics est une pratique courante, le terrain paraît propice. Certains voient la privatisation comme une option préférable à la fermeture pure et simple d'établissements. D'autres pays connaissent des cas de privatisation de bibliothèques, notamment en Suède où la gestion de 11 antennes de Stockholm a été externalisée. En France, une telle situation semble impensable, mais l'externalisation de certaines tâches qui ne font pas partie du coeur de métier est déjà une réalité. La bibliothèque départementale du Morbihan a par exemple supprimé sa desserte par bibliobus et confié à un prestataire privé le transport des documents mis en dépôt dans les antennes de son réseau.