Au temps glorieux de ma jeunesse, il m’est arrivé de travailler dans une grande librairie bruxelloise. Le 24 décembre et, davantage encore, le 31, étaient des jours de folie furieuse. Des clients déboulaient de l’ouverture à la fermeture, passant par là pour compléter des achats de dernière minute, des cadeaux à offrir demain, tout à l’heure, tout de suite… Nous sortions de ces journées sur les rotules, mais un regard sur le tableau où les chiffres grimpaient à toute allure nous redonnait de l’allant – nous étions intéressés aux ventes, et cela pouvait faire un joli pécule pour débuter l’année suivante. Le revers de la cohue dans une librairie, c’est qu’on manque un peu de temps pour conseiller les clients qui arrivent sans la moindre idée et comptent sur vous pour faire le choix à leur place. Le bon choix, cela va sans dire. Souvent, il fallait que le livre soit grand, gros, lourd, plein d’images, du genre qui se remarque. Pour ouvrir une piste, probablement la dernière de l’année, je voudrais recommander un livre – de poche, plus grand, plus gros et plus lourd qu’habituellement. Et sans images. Mais je vous assure qu’il en jette. C’est une nouvelle traduction de Don Quichotte et des Nouvelles exemplaires , de Cervantès, par Jean-Raymond Fanlo (Le Livre de poche, La Pochothèque, deux volumes sous coffret). Don Quichotte , combien de traductions en français ? Fanlo en passe quelques-unes en revue à la fin d’une introduction lumineuse et indispensable pour entrer armés dans des textes datant de quelques siècles. Il donne aussi, à travers deux chapitres passionnants, les secrets de sa cuisine, à défaut de recettes applicables à toutes les situations. Un titre (celui du chapitre XVII) annonce la couleur : « Où le traducteur, à l’instar du Maure Cid Hamet Benengeli jurant comme catholique chrétien, jure que cette véridique traduction est véridique, promet des jeux de mots divertissants, des bigarrures plaisantes, et s’abstient de la morne mélodie de l’antiquaille. » Phrase qui mériterait presque une… traduction. Ou au moins une longue explication, à laquelle se livre d’ailleurs Jean-Raymond Fanlo. Et c’est passionnant. Chaque traducteur, du Quichotte ou de toute autre livre, cherche à travailler avec rigueur. Mais une rigueur à géométrie variable, en fonction de ses propres principes. Cette fois, ils sont exposés dans le détail et confrontés à ceux de traducteurs antérieurs. On sait donc vers quoi on avance quand arrive le prologue : « Lecteur désœuvré, sans serment tu pourras me croire : j’aurais voulu qu’en fils de l’entendement, ce livre fût le plus beau, le plus brillant et le plus intelligent qu’on puisse imaginer. » Si ce n’est pas un superbe cadeau, je n’y connais rien !