Dans son bref avant-propos, Pierre Bergé, propriétaire, grâce à l’universitaire Pierre Caizergues, d’un fameux "carnet à couverture noire, doré sur tranche", que l’on peut considérer comme la première manifestation des différents talents artistiques du futur Guillaume Apollinaire, parle de son "devoir" de "partager avec d’autres" cet inédit exceptionnel. Sous forme d’un fac-similé fidèle, format à l’italienne sous coffret. Cet album sera l’un des incontournables des ventes aux enchères de sa collection que le bibliophile organise en décembre chez Sotheby’s. On espère seulement que la BNF pourra préempter ce trésor patrimonial.
Sur le fond, la publication de cet Album de jeunesse est également un événement. Si l’on ne peut parler exactement d’une "œuvre", le recueil comprend une trentaine de dessins au crayon ou au fusain, certains en couleurs, dont deux poèmes illustrés. Il témoigne de l’extrême précocité de Guillaume Apollinaire (1880-1918) et de sa maîtrise du dessin. Un art qui l’accompagnera toute sa vie, à l’instar de son ami Max Jacob. Au point qu’il inventera ses Calligrammes, poèmes graphiques dont on trouve ici, avec Minuit, une préfiguration, dès 1895. L’autre texte, le Noël de 1894, est un long poème illustré de dessins pieux - Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky était alors élève du collège Saint-Charles de Monaco, et manifestait une foi fervente - où Pierre Caizergues, dans son étude qui accompagne la présente édition, dénote l’influence du rondeau médiéval, mais aussi la présence de l’octosyllabe, le vers fétiche d’Apollinaire, celui de La chanson du mal-aimé.
Ces dessins courent des années 1893 à 1895, mal connues jusqu’ici des spécialistes. C’est l’un des rares moments d’une enfance nomade où la mère, une comtesse polonaise à la vie quelque peu aventureuse, permet à ses deux fils - enfants illégitimes qu’elle aurait eus avec un officier italien - de se poser, avant de s’installer à Paris en 1899. Certains sont simplement anecdotiques : le jeune Wilhelm recopie des scènes de ses livres d’histoire, légendées, comme ce Vercingétorix se rend à César, de 1893, avec un cheval magnifique. Mais on y trouve aussi des scènes militaires - prémonition ? -, une caricature du ministre des cultes recevant des présents de représentants des trois religions, juive, catholique et protestante. Ou encore, très énigmatique, ce portrait de Chamil, héros de la guerre d’indépendance du Caucase contre la Russie. Comment l’adolescent l’a-t-il connu ? Et où a-t-il trouvé ce caractère chinois qui orne un autre dessin ?
En dépit de sa gloire universelle, Apollinaire est un écrivain qui conserve nombre de ses mystères. En voici quelques-uns élucidés. Mais beaucoup restent à décrypter. J.-C. P.