La poisse, oui, c'est bien cela quand on cherche un mot pour résumer la vie de Jules Lequier (1814-1862). D'abord, il est refusé à l'examen de sortie de l'École polytechnique en raison de ses convictions républicaines, puis il échoue à l'élection législative de 1848, enfin, son amour d'enfance refuse toujours de l'épouser, malgré ou peut-être à cause de ses lettres enflammées. Bien sûr, il subsiste ses livres, mais ils n'ont été publiés qu'à titre posthume grâce à son contemporain Charles Renouvier, puis au XX^e siècle par Jean Grenier et Jean Wahl. De ses écrits, il ne reste que des lambeaux d'intuition, des débris de clairvoyance. Il faut dire que ce philosophe breton était un original, voire un peu plus. Il avait pris l'habitude de se déshabiller sur la plage. Nu, il s'asperge d'eau, même l'hiver, pour entrer en contact avec les éléments. Le 11 février 1862, il observe le même cérémonial. Mais après avoir plié ses vêtements, il nage vers l'horizon. Suicide ou démence ? Le soir, on retrouve son cadavre sur la plage de Plérin, dans les Côtes-d'Armor. Pour couronner le tout, le sculpteur, à qui ses amis commandent une statue pour honorer sa mémoire, ne représente pas son visage... La poisse, on vous dit. Mais de tout cela, il est possible de tirer une leçon. C'est ce que fait avec beaucoup de subtilité Xavier Tilliette. Ce jésuite, disparu en 2018, était un grand spécialiste de Schelling. En 1964, il publie Jules Lequier ou le tourment de la liberté chez Desclée de Brouwer. Aujourd'hui, cette étude n'a rien perdu de sa pertinence. Dans son introduction, Michel Valensi, le patron des Éditions de l'Éclat, souligne l'importance du travail de Xavier Tilliette et de l'œuvre de Lequier.

Lequier, tourmenté par les idées et par la foi, « sorte d'Hamlet de la connaissance, entre le rêve et la raison » écrit Tilliette, rejoint à bien des égards les contrées explorées par Kierkegaard et Dostoïevski. Si ce n'est que ses livres sont comme les éclats d'une mosaïque jamais terminée. Sa philosophie salutaire est fragmentaire, inachevée comme sa vie. Elle procède par « sauts et gambades » autour du thème fondamental de la liberté et du libre arbitre qu'il réintroduit à sa façon dans la philosophie chrétienne. Lequier est un exalté qui passera par la case internement. Mystique, follement religieux et fou tout court, il demeure poète et furieux. « Je suis une personne responsable de moi, qui suis mon œuvre, à Dieu qui m'a créé créateur de moi-même. »

On pourra compléter cette étude subtile par deux fameux textes de Lequier réédités en poche en un volume par les Éditions de l'Éclat : Comment trouver, comment chercher une première vérité ? suivi d'Abel et Abel. Ils permettent de cheminer dans cette langue fascinante. Ce frémissement romantique et existentialiste avant la lettre a inspiré bien des auteurs comme en témoigne cette formule de Lequier à laquelle la fin des Mots de Sartre fait écho : « Faire et en faisant se faire, et n'être rien que ce qu'on fait. »