Alors que le rayon beaux-arts accuse un important recul, les chefs de rayon spécialisés tendent à disparaître. Si maintenir des librairies pointues dans ce secteur devient une gageure, c’est peut-être aussi sa seule chance de survie. « Aujourd’hui, il ne faut plus parler de chefs de rayon au sens classique du terme, mais plutôt de gestionnaires, avec une grande polyvalence générale », constate Marc-Alexis Baranes, directeur marketing et commercial chez Somogy. «Hormis dans les librairies des musées, plus personne ne s’occupe exclusivement des beaux-arts », confirme pour sa part Bernard Amoyel, responsable des ventes chez Hazan. Pourtant, «se spécialiser est une bonne façon de répondre aux attentes de la clientèle », remarque de son côté Marc de Villeneuve, cadre commercial chez Flammarion, qui note un réel désir dans ce sens des libraires de premier niveau.
Flexibilité.
Un peu partout, la réduction du personnel, pour des raisons de coût et de masse salariale, rend la flexibilité nécessaire, et cela d’autant plus que l’activité beaux-arts se caractérise par une forte saisonnalité. « De janvier aux grandes vacances, ce sont les catalogues d’exposition qui tirent les rayons, mais ceux-ci ne deviennent réellement des rayons de livres d’art qu’au cours des quatre derniers mois de l’année », observe Isabelle Angeli, représentante chez Actes Sud. Chaque librairie joue donc sa partition, en fonction de son marché local.Pour Marc-Alexis Baranes, «la spécialisation s’opère même au sein de quelques librairies, et non au sein des rayons ». Les librairies de taille moyenne vivent essentiellement de l’actualité, sans entretenir de fonds important et en privilégiant la polyvalence de leur personnel. Seule la taille critique des principales structures leur permet de conserver une offre importante et une organisation relativement segmentée. Bien que l’hypothèse se vérifie de moins en moins dans des grandes librairies qui franchissent elles aussi le cap de la polyvalence.
A Bordeaux, notamment, Mollat a ainsi intégré depuis trois ans le rayon livres d’art au sein d’un pôle image englobant également la jeunesse, la musique ou les voyages. « Cette nouvelle organisation a permis de développer une vision plus générale du secteur et d’étendre certains rayons, souligne Paul-Emmanuel Roger, le responsable du pôle image. Par exemple, l’architecture n’occupait qu’une partie du rayon beaux-arts ; elle dispose maintenant d’une place à part. Ce rayon a été développé car nous avons à Bordeaux une école et une biennale d’architecture au retentissement important. »
Une polyvalence qu’on retrouve dans plusieurs autres librairies et qui n’est pas pour déplaire à Bernard Amoyel : « Au lieu d’avoir affaire à plusieurs acheteurs, les représentants travaillent avec un seul interlocuteur. C’est plus simple, on n’a pas besoin de revenir plusieurs fois, surtout dans les grosses structures. » « Avoir un seul interlocuteur, cela permet de balayer tout le catalogue plus rapidement », renchérit Sandrine Montoya, représentante pour La Martinière et pour Seuil Jeunesse.
Commandes et réassorts.
Cependant, « ce n’est pas parce qu’il y a un acheteur unique dans une librairie qu’il n’y a pas de libraire responsable du rayon art », nuance Hélène Clémente, chargée de mission au Syndicat de la librairie française. Le responsable des achats aura en effet tendance à centraliser les commandes de nouveautés afin de ne pas manquer de vente importante et de conserver une vision commerciale d’ensemble de la librairie. Mais ce sont le plus souvent les responsables du rayon qui gardent la main sur le suivi des titres et les réassorts. Selon Hélène Clémente, les réassorts peuvent peser jusqu’à 70 % des commandes d’une librairie.Les marges de manœuvre continuent donc d’exister, d’autant plus qu’«il y a encore quelques spécialistes dans les librairies de premier niveau », assure Sandrine Montoya. Et la spécialisation, qui peut être perçue comme un service supplémentaire, n’est pas forcément antinomique à une organisation par grands pôles thématiques. Mais comme l’observe Marc de Villeneuve, c’est plus difficile dans les librairies des villes moyennes, où, le plus souvent, les responsables beaux-arts ne disposent d’aucune qualification particulière et gèrent ce rayon parmi plusieurs autres.
Pour les éditeurs et les diffuseurs, la difficulté tient finalement à la grande variété des pratiques. Petite ou grande librairie, acheteur unique ou interlocuteurs multiples, les cas de figure sont variés. Responsable commercial chez Interart, Pierre Samoyault insiste sur l’importance de faire « du sur-mesure avec chaque libraire ». « On ne peut pas faire de généralités sur les chefs de rayon. Qu’ils soient spécialistes ou non, c’est surtout leur envie qui va permettre au rayon de vivre », poursuit-il. Un avis partagé par Marc Bédarida, le patron des éditions de la Villette, spécialisées en architecture : « Quelques responsables de rayon art prêtent plus attention au livre d’architecture parce qu’ils ont un attachement particulier à ce domaine », observe-t-il. Mais l’envie seule ne suffit pas toujours : « Les libraires sont très sollicités par les éditeurs pour proposer du contenu qualifié, mais ils ne vont pas non plus ouvrir un marché là où il n’y a pas de demande. C’est parfois générateur d’une certaine frustration pour les éditeurs les plus spécialisés », rappelle Hélène Clémente. < C. K.