À chaque écrivain son Ithaque. Un lieu réel ou fictif où, comme Ulysse, il retourne nécessairement. Pour Proust, c'était le doux Combray de l'enfance, pour Faulkner, l'âpre Sud des États-Unis... Pour Zhang Guixing, vivant depuis l'âge de 20 ans à Taïwan, c'est le Sarawak où il est né en 1956, cet État de la fédération malaisienne au nord de l'île de Bornéo. Ou plus précisément, la jungle. Et son imaginaire de l'y ramener sans cesse. Au fil des pages de ses fictions, il fait bruisser la luxuriance de la nature. Cette forêt archaïque, matricielle, habite toute l'œuvre de Zhang Guixing, parmi laquelle on compte ce sixième roman, magistral, La traversée des sangliers, qu'il mit dix-sept ans à écrire, primé à Taïwan et à Hongkong, et dont c'est ici la première traduction en français. Chez Zhang Guixing, le cancan des vivants, la rumeur des morts, les légendes... tout s'enchevêtre et s'embrasse furieusement. On parlerait volontiers de réalisme magique, n'était cette expression un pléonasme dans une culture imbue d'animisme et où le merveilleux fait partie intégrante de la réalité.
Sarawak est une société composite : communautés malaise et chinoise mais aussi dayak ou indienne constituent une mosaïque que l'écrivain anime à travers une fresque foisonnante d'images poétiques. L'écriture de Zhang Guixin, au lyrisme baroque et créolisé, est superbement rendue par Pierre-Mong Lim qui a employé des mots d'Aimé Césaire ou du haïtien dans sa traduction de l'original chinois, à la fois précieux et mâtiné de vernaculaire. Au chromatisme de la faune et de la flore se mêle le concert des voix villageoises. Krokop, dit le « Bouk aux sangliers », est le théâtre des événements. L'ancien repaire de pirates qui naguère s'était rebellé contre les rajahs blancs, Anglais autoproclamés princes de Sarawak, est toujours peuplé de chasseurs et de fumeurs d'opium. Il incarne la mémoire fantasmée de la Malaisie rurale de l'enfance de Zhang. Ce village devient la métonymie du Sarawak secoué par les cahots de l'histoire - la répression coloniale, les violences interethniques, les massacres perpétrés par l'ennemi.
La traversée des sangliers nous plonge dans la Seconde Guerre mondiale. Les Japonais envahissent la région. Face à eux, une foule de personnages hauts en couleur : Tzo Da-dy le grand chasseur tatoué, qui sut braver mille sangliers, et ses sbires Ti Crocodile Kim, Plat-pif, le Biscornu, Tortue Molle... Pour tisser l'étoffe chamarrée du récit se bousculent encore le marchand de jouets japonais qui avant-guerre vendait des masques de yokai, la gardienne du cimetière chassant les têtes volantes ou la « femme sauvage », l'orpheline prénommée Emily, avec qui s'est lié l'un des chasseurs, Kwan Ah-hung. Ce dernier s'avère le protagoniste de l'épopée. Son mystère et son destin tragique tressent le fil narratif. Sa fin est présentée au début du roman : Kwan Ah-hung, qui, bien que devenu manchot, réussit à se pendre. Cette silhouette d'homme sans bras au bout d'une corde donne le la d'une truculente symphonie de la forêt tropicale.
La traversée des sangliers Traduit du taiwanais de par Pierre-Mong Lim
Philippe Picquier
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 23 € ; 600 p.
ISBN: 9782809715736