Oeuvres Volume 1, L'appel du mort Chandelles noires L'espion qui venait du froid
Robert Laffont-Seghers-NiL-Julliard
... Un matin, alors que je me rendais à mon travail - le voyage en train durait une heure et demie matin et soir -, je me suis acheté un petit cahier à six pence au lieu du London Times et, sans plus réfléchir, je me suis mis à écrire sur un homme nommé George Smiley en construisant le personnage à partir de différents éléments - réels ou imaginaires - de ma propre situation et en ajoutant le liant de mon affection filiale et de mon admiration. Smiley était timide, comme je tendais à l'être aussi et appréhendait de marcher dans une pièce remplie de monde. Il était anonyme comme moi, et, par choix autant que par nécessité professionnelle, cherchait à passer inaperçu. Il était officier du renseignement comme moi, mais avait atteint un certain âge, ce qui n'était pas mon cas. Ses désillusions cependant ressemblaient fort à ce que je redoutais pour moi-même dans un futur prochain. "Sans école, sans parents, régiment ou métier, avais-je écrit avec l'ivresse du nouveau romancier, Smiley voyageait sans étiquette dans le wagon de queue du Social Express et devint vite un bagage perdu... qui devait demeurer sans être réclamé, sur l'étagère poussiéreuse des nouvelles d'hier." : c'était exactement le sort que je prévoyais pour moi, si je continuais de faire ces voyages à Londres dans ce train infect. Smiley paierait noblement le prix d'effroyables besognes qui doivent être accomplies pour que les citoyens ordinaires, honnêtes et ignorants de ces choses puissent dormir paisiblement dans leur lit. Smiley sacrifierait sa propre moralité sur l'autel des exigences de la nation. Pour vous et pour moi. Dans l'un des vieux cahiers à six pence dans lesquels j'ai écrit sa première histoire, je l'ai dessiné comme je l'avais d'abord imaginé. Replet et l'ait confus, ce pèlerin las gravit péniblement une colline rocailleuse, portant son cheval épuisé sur ses épaules. John le Carré