La nuit est l'unité de Lidia Jorge. L'écrivaine portugaise a souvent fait tenir ses histoires polyphoniques dans cet espace-point de bascule où elle peut dilater le temps à sa guise. Il y avait celle du passage à l'an 2000 dans Nous combattrons l'ombre (Métailié, 2008). Ici, La nuit des femmes qui chantent est à la fois "la nuit de l'empire instantané" - celle d'un spectacle qui se tient dans un ciné-théâtre de Lisbonne en 2008 - et la "nuit parfaite" de 1987 où cinq jeunes femmes venues de la périphérie de l'Empire portugais perdu se sont rencontrées pour former un groupe de chanteuses. Entre ces deux nuits, un récit tricoté de secrets et de mensonges.
La narratrice, Solange de Matos, est la plus jeune de ce groupe vocal constitué autour de la maestrina Gisela Batista. C'est aussi l'auteure des paroles de leurs chansons. Vingt et un ans après la formation de leur quintet, elle retrouve trois de ces amies à l'occasion d'un show où brille l'ancienne chef de choeur devenue vedette. En public, la charismatique Gisela raconte leur histoire, fait des révélations... Mais la narratrice, elle, n'a pas la même histoire à raconter. "Au bout de tout ce temps, je retourne à ce moment comme s'il avait eu lieu ce matin même."
En 1987, elle avait 19 ans. Etudiante, elle vivait dans une pension à Lisbonne dans le souvenir des lieux de son enfance : la plantation de thé, où avait travaillé son père au Mozambique, et la ferme de Sobradinho, où ses parents avaient déménagé leur vie après leur retour forcé d'Afrique. C'est à elle que "le dieu des petites poésies" offrira les paroles de la chanson afortunada ("la chanceuse") qui deviendra le tube de leur groupe. Elle a été présentée à la chanteuse par les soeurs Alcides, mezzo et soprano, formées au Conservatoire. Le cinquième membre étant Madalena Micaia, l'african queen, serveuse dans un restaurant venue des rives de l'océan Indien, celle qui détenait la "belle voix jazzistique" du groupe. Et puis il y a aussi l'ancien danseur, João de Lucena, chorégraphe de notoriété internationale, qui a appris aux cinq femmes la discipline du mouvement. La narratrice se souvient de Gisela qui n'était ni particulièrement belle, ni particulièrement bonne chanteuse mais qui exerçait sur toutes une puissante force d'aimantation et avait de l'ambition pour cinq. Elle revient dans le garage-salle de répétition des bords du Tage où elle a dû, comme les autres, jurer de se soumettre sans réserve aux objectifs de gloire.
On retrouve l'obsession de Lidia Jorge de lutter contre l'oubli, son projet littéraire : rendre justice, témoigner pour les sans-voix et confronter les voix d'une même histoire comme autant d'éclats de réalité. Car pour elle, le crime définitif consiste à oublier le crime en le recouvrant d'un linceul de silence. L'auteure de La couverture du soldat, dont la prose dense contient ici une nouvelle force d'envoûtement, boucle toujours hypnotique mais plus lisible, donne un de ses romans les plus fascinants.