Après Weyergans et les trois jours chez sa mère, Philippe Jaenada nous offre le récit de ses « trois jours » à l’armée. J’imagine que pour certains, c’est pareil. Le bon Jaenada qui traîne tout son talent dans un mythique baluchon fait partie des écrivains que j’aime à la vie à la mort. Il faut savoir que nous nous sommes connus dans des conditions extrêmes, des conditions qui lient pour toujours le destin de deux écrivains en perdition : le salon de Villeneuve-sur-Lot en ce temps béni de l’automne 2002. A ma connaissance, il n’y a plus de survivants littéraires de cette expérience traumatisante. Nous nous sommes sauvés mutuellement, et avant de dépérir, ultime acte, il a décidé d’acheter un de mes livres. Ca ne s’oublie pas, ça. Ce salon, c’est notre Indochine à nous, la guerre des lâches. Nous n’étions pas armés pour affronter ces lecteurs en ombres, ces sous-politiciens, ces hôtels en bord d’autoroutes à rénover, ces pâtés périmés servis dans des restaurants faussement italiens aux néons agonisants. Ce fut un week-end où ma désespérance aurait pu me conduire dans les bras d’une huître (même avariée), mais j’ai eu le privilège de rencontrer le chameau sauvage en personne. Philippe, c’est un condensé d’humanité dans un monde boursouflé de parenthèses. Son style inimitable (sauf par moi (chut, je suis en train de vous le faire en toute discrétion (semi-érotique))) est une sorte de grâce discrète. Certes, je trouve parfois quelques ralentissements dans l’allégresse, quelques habitudes de l’homme doué dans la mécanique unique, et l’on pense parfois à ces boxeurs fatigués de combattre depuis dix ans tous les points virgules du globe. «Les Brutes », son livre paru chez Scali et illustré par Dupuy et Berberian monte en puissance au fil des pages, avec une angoisse insoutenable en point d’orgue : va-t-il oui ou non se faire réformer ? Va-t-il oui ou non aller en Allemagne ? Ceci étant dit, je me permets une parenthèse jaenadienne : l’Allemagne est le plus beau pays du monde, et Hambourg est le cœur de cette beauté (aucune ironie dans mes propos). Au-delà de cette intrigue palpitante, il faut se délecter impérativement de l’écriture. Un exemple suffit : « Je me suis assis devant un petit homme grisonnant, las, à la peau calcaire, qui ressemblait comme deux gouttes de Ricqlès à l’idée qu’on se fait du psychiatre ordinaire de seconde zone (celui qui ne sait pas jouer au golf) ». Merveilles, il y a tant de douceur dans ses « Brutes ». Entre deux gouttes de Jaenada, je lis la biographie de Romain Gary écrite par Myriam Anissimov et qui vient d’être rééditée par Folio. Admirable travail, et je me sens épuisé pour l’auteur (d’une manière générale, je me sens épuisé par tout livre qui dépasse les 80 pages). Le livre fourmille de détails. Je me souviens de l’énervement de Nancy Huston (dont on pensait le visage hermétique à tout froissement) sur le plateau de Guillaume Durand. Selon elle, Anissimov avait « enjuivé » Gary, en exagérant le rôle du judaïsme dans sa vie. C’est tout le problème : je suis plongé au cœur d’un livre de 1000 pages, et je me dis qu’il faudrait en lire d’autres sur Gary pour avoir un avis juste. Non seulement, il a eu plusieurs vies d’écrivains, mais maintenant, il va user plusieurs vies de biographes. A quand une biographie d’Emile Ajar ? Si on ne se reparle pas d’ici là, Joyeux Noël mes amis du monde flou…