Dans chacun de ses textes, Anne Serre joue des convenances et des codes littéraires. Elle s'amuse des interdits. Si bien qu'à de nombreux égards, ses livres sont des inclassables. Une langue inventée qui serait celle de la mort (Grande tiqueté), des soirées orgiaques dans une famille incestueuse où tout le monde est heureux (Petite table, sois mise !), la redoutable insouciance d'apparat de trois jeunes gouvernantes (Les gouvernantes, son premier roman, qui fait actuellement l'objet d'une adaptation cinématographique à gros budget, à venir courant 2023)... l'écrivaine a le don d'insuffler à ses intrigues et à leur cadre narratif le mystère nécessaire au déclenchement d'une lecture active.

Notre si chère vieille dame auteur ne fait pas exception. Près de vingt ans après la publication du Narrateur, dans lequel un narrateur se dérobe à son rôle et devient un personnage, Anne Serre développe ici une nouvelle mise en abyme de cette figure littéraire. Le narrateur, c'est celui qui observe et qui raconte, qui met en scène, il est à la fois au-dedans et en dehors de l'histoire. Il peut prendre le pouvoir sur l'intrigue, faire succomber l'auteur, il a bien souvent « un double, un triple fond ». Qu'est-ce que cela fait, dès lors, d'observer un narrateur, de lui emprunter son regard omniscient et de le plaquer sur lui, de vivre dans son ailleurs, avec lui, dans le « temps suspendu » qui est celui de la narration ? « Cela ne se fait pas. » Et c'est sûrement la raison pour laquelle Anne Serre s'en est saisie.

Dans ce livre, un réalisateur/interviewer rend visite à une très vieille autrice sur son lit de mort, pour l'interroger sur les parties manquantes d'un de ses romans, écrit il y a bien longtemps. La vieille dame se souvient, précise des éléments ou en ajoute, elle rapporte cette relation quasiment amoureuse entre une jeune narratrice et un personnage/narrateur Hans, les « vraies conversations » qu'ils ont entretenues dans une forte tension érotique, les troubles qu'elles ont suscités dans sa relation avec son compagnon Hall...

Anne Serre compose de subtils et merveilleux chemins pour se perdre. Un pied dans le réel, l'autre dans l'imaginaire, elle maîtrise l'art de cette inquiétante étrangeté qui relie tout lecteur à la littérature.