Espagne

Antonio Ramirez : "La librairie est un point de rencontre sociale"

MYLÈNE MOULIN

Antonio Ramirez : "La librairie est un point de rencontre sociale"

En 1996, à Barcelone, Antonio Ramirez et son équipe inauguraient la première librairie sous l'enseigne La Central. Douze ans plus tard, alors que les librairies espagnoles, victimes de la crise économique, mettent une à une la clé sous la porte, La Central continue son expansion et vient d'ouvrir son septième magasin à Madrid. Entretien avec son fondateur.

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Par Mylène Moulin
Créé le 05.12.2014 à 20h03 ,
Mis à jour le 08.12.2014 à 15h49

Livres Hebdo  - Alors que les librairies ferment l'une après l'autre, vous en ouvrez une de 1 200 m2 à Madrid, en pleine crise de la consommation. Le pari est risqué.

Antonio Ramirez  - En effet, nous avons beaucoup douté de la faisabilité de ce projet. Il y a deux ans, nous avons signé un accord avec le groupe italien Feltrinelli qui prévoyait l'ouverture de plusieurs nouvelles librairies en Espagne sous l'enseigne La Central. En fin d'année dernière, malgré la situation économique catastrophique du pays, Feltrinelli nous a donné le feu vert car nous pensions qu'il y avait un vide à combler sur ce marché à Madrid. En temps de crise, personne ne prend de risques, on savait donc que ça aurait une répercussion publique majeure. D'ailleurs c'est ce qui s'est passé : les gens nous remercient car on a enfin donné une bonne nouvelle !

Envisagez-vous d'autres ouvertures dans les mois à venir ?

Le plan initial était d'ouvrir cinq librairies en cinq ans. A présent, nous sommes dans l'expectative, vu la situation. Le succès que nous rencontrons à Madrid ne nous garantit pas que toutes les prochaines librairies aient le même accueil. Pour le moment, nous envisageons d'en ouvrir une à deux supplémentaires en Espagne, et pourquoi pas nous installer plus tard au Mexique. Nous recherchons à nous implanter dans des métropoles cosmopolites. A un moment où l'Europe est dubitative et paralysée, l'Amérique latine vit une effervescence culturelle fascinante : des villes comme Mexico ou Santiago du Chili changent à une vitesse incroyable et peuvent offrir de nouvelles opportunités de développement.

De plus en plus de gens désertent les librairies et préfèrent acheter sur Internet. Comment faire face à cette concurrence ?

Nous ne pouvons pas le nier, le monopole Apple, Google et Amazon contrôle la diffusion de contenus culturels. On a tendance à faire du numérique la menace numéro un des libraires. C'est un faux problème. Ce qui est vrai, c'est que l'expansion du trio impose l'immédiateté, la délocalisation, la gratuité. C'est une stratégie de marketing efficace mais qui est en train de détruire tout un écosystème de diffusion de contenus culturels. Désormais, le public attend de nous que nous offrions un service égal, les mêmes prix, etc. Nous, les libraires, nous sommes au bord d'un abîme, et je ne sais pas combien de temps on va tenir. Mais nous n'avons plus le choix : il nous faut trouver de nouvelles formes de survie.

Par exemple en introduisant des produits autres que le livre, comme dans votre nouvelle librairie à Madrid ?

Oui. Toutes les librairies au monde sont en train de réfléchir à faire entrer des produits qui compensent la chute des ventes de livres. C'est notre obsession à tous. Mais si on regarde ce qu'ont fait certaines chaînes de librairies en Europe, c'est terrifiant. Vider les trois quarts de la librairie pour introduire de la papeterie ou des jouets, ça n'a pas de sens. C'est suicidaire. Il faut diversifier notre offre, mais avec cohérence. Penser à quelle communauté on s'adresse. Chercher une ligne, une idée, puis une série d'objets en lien avec elle. Pour garder notre public, pas pour essayer d'en acquérir un nouveau. A Madrid, nous avons consacré 80 m2 à autre chose qu'à des livres : de la papeterie, des jeux et des cadeaux, des objets de design. Pourquoi nous avons fait ce choix ? Simplement parce que nous pensons que le public auquel nous nous adressons aimera ces objets. Nous avons aussi une partie réservée à des objets gastronomiques. Parce que nous pensons qu'un bon vivant va avoir envie d'un livre autant que d'une belle assiette ou d'un produit du terroir. Il y a dans ce cas une continuité : l'objet et le livre cohabitent.

Les librairies de La Central ont toutes un espace café ou un bar. Pour quelle raison ?

La librairie est un point de rencontre sociale. Nous devons faire en sorte que le lecteur se dise : "Je vais à La Central pour acheter ce livre, mais pour voir aussi ce qu'il s'y passe." Pour ça, le café est très important. Beaucoup de libraires peuvent penser que vendre des boissons dans une librairie est une hérésie. Mais nous créons des espaces qui sont au service du public, et nous devons nous poser les bonnes questions. De quoi ont besoin les gens ? D'un café ? Eh bien, servons un café. A Madrid, par exemple, une dizaine de librairies moyennes arrivent à s'en sortir car elles se sont créées sur ce modèle de convivialité. Cependant, dans beaucoup de librairies qui disposent d'un bar ou d'un café, on entre d'abord dans la librairie. A Madrid, nous avons fait le contraire : on entre dans la librairie par le café-resto. Nous devons accepter que le livre seul n'est plus capable d'attirer les gens. Le café, la part de gâteau ou le verre de vin le sont. C'est triste, mais c'est comme ça.

Vous avez aujourd'hui sept librairies qui portent l'enseigne de La Central. Cependant, aucune ne ressemble à une autre.

Nous pensons que les librairies doivent s'appuyer sur la dimension physique du livre. Il y a plusieurs voies possibles, dont l'architecture. La librairie n'est plus une fenêtre d'accès à l'information mais un lieu de plaisir où le lecteur peut laisser s'exprimer sa mémoire et son imagination. Nos librairies font partie d'une même famille, identifiable par un nom et une typographie. Mais chacune a sa propre personnalité, qui tient en grande partie à son architecture et à son design intérieur. Le lecteur doit pouvoir construire de manière spontanée une relation affective avec la librairie. Voilà pourquoi nous devons penser la librairie comme une scène, et le travail du libraire comme celui d'un chorégraphe. Par exemple, nous avons mis beaucoup de temps à trouver l'emplacement de la nouvelle librairie à Madrid. Elle a une architecture particulière, avec un patio, symbole méditerranéen de l'hospitalité. Nous avons imaginé toute la librairie autour de ce symbole. Chaque librairie est dans un quartier spécifique, et nous faisons en sorte d'adapter l'offre et le lieu au type de public que l'on peut y rencontrer. Par exemple, à la librairie historique située rue Mallorca, à Barcelone, nous avons un public bourgeois avec un pouvoir d'achat élevé, qui aime la solennité et la sérénité. Le lieu a donc été conçu comme un cocon, avec des boiseries et des moulures, et le silence y règne. Dans le quartier du Raval, où il y a beaucoup de jeunes, où la vie grouille et le désordre est ambiant, nous avons travaillé la décoration, volontairement plus trash. Ce que nous voulons, c'est que les gens choisissent. Alors nous essayons de construire chacune de nos librairies comme une ville avec ses ruelles, ses places, ses boulevards. Une ville irrégulière et asymétrique, pas un quartier soviétique. Chacune des zones est comme une niche où l'on brise la classification thématique et les schémas académiques au profit des associations d'idées. Nous composons un paysage en indiquant aux gens les relations qui existent entre les livres à travers des sélections qui sortent des sentiers battus. Chez nous, vous ne trouverez pas de tables avec les meilleures ventes ou les livres mis en avant dans les journaux. Nous créons nos propres best-sellers. Et nos lecteurs se laissent porter car nous leur en donnons le droit.

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