Alessandro Baricco déplore l’universalité du goût "hollywoodien" en matière œnologique : ces vins "simplifiés", auxquels les critiques américains préfèrent attribuer une note plutôt que de se déployer en une langue riche de nuances reflétant la complexité du palais. Le vin, le football, les livres, tels sont les sujets dont l’auteur de Soie a fait les portes d’entrée à une réflexion sur le chamboulement des valeurs à l’ère des nouvelles technologies. A l’instar de Walter Benjamin méditant aussi bien sur la ville moderne que sur Proust ou Mickey Mouse, l’analyste culturel curieux de tout publie ici Les barbares : essai sur la mutation, pensées en forme de chroniques parues en 2006 dans La Repubblica. La vitesse à laquelle la société contemporaine évolue aurait pu rendre obsolète cette traduction française mais l’auteur assume ses intuitions originelles sur les "barbares", ces "agresseurs" d’"une espèce nouvelle", qui assiègent la forteresse de la civilisation européenne classique.
Le plus étonnant chez ces nouveaux Huns, c’est qu’ils ne font pas tant table rase du passé qu’ils "sont en train de redessiner la carte". Il existera toujours des bons crus comme des livres de haute qualité littéraire ; mais c’est le paradigme qui a changé. Non, les barbares n’ont pas troqué le savoir contre l’ignorance. Baricco n’est pas un idéologue du "c’était mieux avant" et rappelle que dans l’Italie d’après-guerre, à l’époque où le prix Strega (le Goncourt italien) fut créé, on parlait un dialecte dans deux tiers de la péninsule et on comptait 13 % d’analphabètes. Avec les autoroutes de l’information et Google en particulier, on baigne au contraire dans un océan de connaissances. Le barbare selon Baricco est un mutant doté de branchies lui permettant de respirer dans l’immensité de ce savoir et de surfer sur l’infini des données. Il impose ses critères spécifiques : l’immédiateté de l’expérience (tout devient "système passant"), la communication au détriment du style (les éditeurs préféreront un thème porteur à "la nature autarcique" du jeu littéraire) et le spectaculaire (regardez ces matchs de foot où les défenseurs ne se contentent plus de défendre). Plus aucun temps de latence, chassés l’effort et l’ennui propices à la création puisqu’il suffit d’un simple clic pour avoir accès à l’info. Ainsi a-t-on réinitialisé le disque dur de la culture en faisant fi des hiérarchies et du transcendantal. Adieu supplément d’âme, vieille lune romantique et bourgeoise ! c’est l’avènement de "l’homme horizontal" ! S. J. R.