30 avril > Encyclopédie illustrée France

Jean de La Guérivière a bien de la chance. Il a travaillé au Monde durant vingt-cinq ans, soit au desk, soit en tant que correspondant permanent, notamment à New Delhi. C’était la grande époque : celle d’avant les vaches maigres, où chaque média envoyait ses journalistes sur le terrain pour informer, décrypter, analyser les événements, décrire les pays et les hommes, sans leur compter le temps ni les moyens, pour peu qu’ils soient cultivés, curieux, talentueux, impertinents, et qu’ils écrivent bien. Toutes qualités que possède La Guérivière, l’humour en plus, lequel est déjà l’auteur d’une dizaine de livres, en particulier sur l’Afrique noire.

Colonisation, qu’il publie aujourd’hui, est une petite merveille, forme et fond. Elégamment édité par Bibliomane, illustré de documents d’époque, certains rares, le livre est sous-titré "Carnets romanesques", ce qui en explicite le projet. Une vaste promenade sans prétention, sans préjugés ni présupposés idéologiques, sans repentance - les plaies de notre époque - sans gloriole non plus, historique, géographique et surtout humaine à travers ce qu’on appelait autrefois l’Empire français, ou "les colonies", avant que ne naisse la notion d’"outre-mer", moins connotée, puis que la colonisation ne soit stigmatisée.

Jean de La Guérivière ne fait ni apologie ni procès, il raconte, comme ces guides qui faisaient visiter le musée des Colonies, à la porte Dorée, vestige de l’Exposition universelle de 1931, avant qu’il ne devienne musée de la France d’outre-mer, puis musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, et enfin, en 2007, Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Tout un symbole.

La matière est infinie, la composition buissonnière. On s’attache au chapitre sur les personnalités issues de "la Coloniale" : Félix Eboué, son gendre Léopold Sedar Senghor, Abdou Diouf ou Pierre Messmer… Hô Chi Minh a failli en être. Sur tous les soldats, spahis, cipayes, goumiers ou tirailleurs, et ceux qui les ont commandés : Faidherbe, Gallieni, Mangin, Lyautey, mais aussi Oufkir, Bokassa, Ben Ali ou Ben Bella… On suit des aventuriers inouïs, comme David de Mayrena, qui a inspiré à Malraux l’un des personnages de La voie royale, et dont il comptait faire le héros du Règne du malin, roman qu’il n’a jamais écrit.

Car Jean de La Guérivière fait la part belle aux écrivains "coloniaux", d’Albert Londres (mort naufragé en 1932) à Patrick Deville, en passant par Loti, Morand, Dorgelès, Céline ou Duras… Ainsi qu’aux peintres, amateurs ou grands professionnels, comme Delacroix, Horace Vernet, "le Raphaël des cantines", ou l’étonnant Dinet, qui se convertit à l’islam. On apprend aussi qu’il existait, jusqu’en 1962, une villa Abd el-Tif à Bou Saada, en Algérie, homologue de la villa Médicis de Rome. On vit un peu la vie des colons, jusque dans ses aspects triviaux, comme au bousbir avec les Ouled Naïls : la prostitution coloniale avait été épargnée par Marthe Richard…

Tout cela est foisonnant, pittoresque, nostalgique mais pas trop. C’est un passionnant voyage dans notre histoire, souvent méconnue ou "méjugée", adjectif cher à Gide, anticolonialiste résolu mais juste. J.-C. P.

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