Il le sait. Il s'y attend. Il va décevoir. Et cette déception-là est toute à son honneur. Depuis le temps (une dizaine d'années) que, de biographies en biopics, de rééditions en pèlerinages sur les lieux du culte, le "cirque Sagan" a repris son itinérance, il ne manquait plus que lui. Le fils unique, Denis Westhoff, moitié petit roi, moitié Louis XVII... Son témoignage, attendu par beaucoup, craint par certains, devait couronner par sa tonalité nécessairement borderline le portrait de Sagan en éternel charmant petit monstre. Il dit drôlement : "On s'imagine généralement que j'ai passé mon enfance à dormir sur un lit de camp avec des gens qui dansaient autour de moi..." Faute de quoi, le beau livre, empreint d'un amour filial presque pieux, qu'il publie à la fin de ce mois chez Stock, est moins le récit d'une saison en enfer chez les heureux et les damnés que celui, initiatique, de la transmission de la douceur des choses...

Denis Westhoff dit avoir hérité de sa mère le goût des voitures rapides, de la liberté, de la tolérance, de dépenser sans compter et de la purée de pommes de terre. Ce n'est pas rien. Ce livre, projet longuement caressé, il savait qu'il viendrait un jour. Trop de gens l'incitaient à l'écrire, trop forts étaient les souvenirs, trop injuste l'image publique complaisamment dépeinte de Sagan, de son ascension et de sa chute (même s'il ne la cite pas nommément, il n'a pas de mots assez durs à l'encontre de Marie-Dominique Lelièvre et de son Sagan à toute allure, Denoël, 2008). Lorsqu'on le rencontre dans le bel appartement du 17e arrondissement où il vit, entouré de sa compagne, de sa fille de 5 ans, Joyce, et d'Utah, un griffon vendéen adopté dans le Lot au retour de l'enterrement de sa mère, il vient de porter les dernières corrections à son manuscrit. Il est épuisé et heureux, et dit comprendre enfin le mot de Sagan, "l'écriture est une solitude atroce". La solitude, c'est sans doute le "rosebud" de ce grand type élégant, discret, un rien timide, qui veut bien être un homme mais jamais un adulte, ne déteste pas la clameur des soirs de Paris mais n'aime rien tant, l'automne venu, qu'aller vérifier sur le causse au-dessus de Cajarc si les couleurs sont toujours aussi belles... Il dit : "Ma mère avait besoin de solitude, au moins deux heures par jour, sinon elle ne pouvait supporter la vie." Il se garde bien de l'avouer ; il en est là.

Cherchons la mère, trouvons le père

Et il vient de loin. D'un secret venu d'Amérique auquel il consacre peut-être les plus belles pages de son livre. Denis Westhoff est l'enfant unique qu'a eu l'auteure de Bonjour tristesse, avec Bob Westhoff, rencontré un jour par hasard, épousé celui d'après ou à peu près, aimé plus longtemps que l'on a bien voulu le dire et retrouvé pour l'éternité d'une tombe blanche dans un petit cimetière lotois. Cherchons la mère, trouvons le père. Un "outsider" de Minneapolis qui, fuyant sa famille, s'engage à 16 ans dans l'armée, s'ennuie en Alaska où il commence à boire (ce sera sa seule constance...), est envoyé conseiller les forces françaises en Indochine, devient mannequin, a du savoir-vivre mais ignore le sens du mot "travail", et tombe subjugué devant une petite Française, moitié Judy Garland, moitié Scott Fitzgerald. Bref, un amour de mari, qui met trente secondes à remplir sa valise et une minute à vider une bouteille de champagne.

Denis a vécu ses premières années auprès de ses parents terribles, séparés et inséparables, comme il sied aux amants à qui fait horreur le spectre du conjugal. Plus tard, il y aura l'Amérique pour lui aussi, le service militaire, un fils (qui a aujourd'hui 14 ans), une première vie de photographe. Une vie interrompue lorsqu'il prend la décision, hautement signifiante, d'accepter l'héritage de sa mère (symboliquement aussi, s'acceptant et même se dévoilant comme son fils) ; ce qui, en l'espèce, signifiait des centaines de milliers d'euros de dette et une oeuvre largement laissée en jachère. Aujourd'hui, tout va mieux : la dette est en voie d'apurement, les éditions Stock ont largement réédité Sagan, et voici quelques jours, dans les rues de Paris, Denis Westhoff a croisé une très jeune et jolie fille portant fièrement sur son tee-shirt blanc la mention du nom de Sagan. En souriant (et regrettant que sa mère ne puisse voir cela), il a pensé : bonjour jeunesse.

Sagan et fils, Denis Westhoff, Stock, 260 p., tirage : 20 000 ex., 19 euros, ISBN : 978-2-234-07200-8, mise en vente le 30 mai.

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