En avril 1945, lorsque les troupes américaines débarquent dans l’île d’Okinawa, Shinichi Higa a 14 ans. Il est élève en deuxième année à l’école secondaire numéro un, laquelle se mobilise et se transforme en unité Fer et sang pour l’empereur. Mais, alors que ses aînés de troisième, quatrième et cinquième années sont appelés sous les drapeaux, Shinichi et ses condisciples sont jugés trop jeunes pour se battre. Ultranationalistes fanatisés, élevés dans le culte hystérique du « Japon pays des dieux » et de son divin Mikado, les garçons en conçoivent une intense frustration, une grave humiliation. Quel destin plus enviable que mourir pour sa patrie ?
Toutefois, en dépit des rodomontades de l’état-major nippon et de la propagande officielle, les Américains, qui soumettent l’île à un déluge d’obus, de bombes, de lance-flammes, gagnent peu à peu du terrain. La population lutte avec acharnement, mais en vain. Shinichi, à défaut de combattre vraiment, va vivre cette campagne, atrocement sanglante et barbare de part et d’autre, aux toutes premières loges.
Au début, l’enfant-soldat est mobilisé comme brancardier, tentant de secourir ses compatriotes blessés dans la boue, sous les bombes, pour les ramener dans les tranchées où tout le monde s’est réfugié : de véritables cloaques, des mouroirs ignobles. Ensuite, au fil de la débâcle devant l’ennemi, il va errer de villages fantômes en tranchées devenues cimetières, survivre au milieu des cadavres. Devenir, petit à petit, insensible, voire inhumain. Prêt à se faire sauter avec une mine sur le dos sous les roues d’un char Patton. La reddition intervenant le 21 juin, il n’en aura pas le temps.
Dans ce récit d’une impitoyable froideur, Akira Yoshimura (1927-2006), qui avait à peu près l’âge de son héros en 1945, revient sur l’un des épisodes les plus douloureux de l’histoire de son pays : Okinawa ne fut restituée au Japon qu’en 1972 et les Américains y conservent de puissantes bases militaires, au cas où. Le grand écrivain, qui laisse une œuvre diverse et importante, questionne les concepts de patriotisme, de nationalisme, de sacrifice. Au pays des samouraïs réincarnés en kamikazes, cette problématique n’est pas obsolète : on se souvient encore de l’écrivain ultranationaliste Yukio Mishima qui, après avoir, à la tête de son armée privée, tenté de ressusciter le Japon traditionnel face à ce qu’il estimait être sa décadence moderne, se suicida, désespéré, au terme d’un seppuku rituel. C’était en 1970. L’île d’Okinawa était encore américaine. J.-C. P.