8 octobre > Nouvelles Allemagne

Grand-père lui a dit que si elle ouvre la bouche et qu’elle avale une abeille, elle se fera piquer à l’intérieur de la gorge et mourra étouffée. La fille chante quand même, mais les lèvres closes : elle défie l’insecte en bourdonnant. La fille fabrique aussi des poupées avec des épis de maïs, joue au papa et à la maman avec son cousin Heini, observe la vache vêler, entend l’urine de Grand-mère couler dans le pot de chambre, voit "le père" rentrer à la maison mort soûl, reçoit des gifles de "la mère" ("pour que tu deviennes grande et forte"). La jeune narratrice de "Dépressions", nouvelle-titre du recueil d’Herta Müller, dépeint le quotidien fruste de son village dans une vallée du Banat roumain. La région de Timisoara rattachée après la Première Guerre mondiale à la Roumanie avait fait partie de l’Empire austro-hongrois. Ces terres jadis occupées par les Ottomans furent colonisées à partir du XVIIIe par les Souabes dits du Danube (des Allemands mais aussi des Alsaciens et des Lorrains), une communauté germanophone dont la lauréate du Nobel de littérature, née en 1953, est issue.

"Parfois le village a peur de ses habitants./Le village devient d’une beauté qui met mal à l’aise./Le village n’a plus de centre et la chaleur pousse le crépuscule dans les jardins et le fait entrer./Les herbes sauvages referment leurs fleurs d’un jaune lumineux." La prose d’Herta Müller est d’une concision tranchante, simplicité des images qui traduit au mieux la nudité de la vie. Certaines histoires tiennent du rêve cauchemardesque ("L’oraison funèbre") : "Brûlantes mes dents. De la commissure de mes lèvres du sang ruissela sur mes épaules." D’autres esquissent une atmosphère d’oppression familiale ("Poires pourries") ou policière ("Inge"). Le texte ne dit pas grand-chose du contexte, ni du temps dans lequel se déroule l’action. Untel déclare : "Ton père a de nombreux morts sur la conscience" ; une autre écoute Adenauer à la radio. Contrairement aux romans ultérieurs de l’écrivaine émigrée en Allemagne depuis 1987, La bascule du souffle (Gallimard, 2010) sur l’expérience du goulag des Roumains germanophones ou Animal du cœur (même éditeur, 2012) sur une jeune femme "suicidée" exclue de manière posthume du PC, le réel est ici indiciel. Nulle mention explicite de la collaboration pronazie des minorités de langue allemande, de la répression communiste ou de la Securitate de Ceausescu. Ce qui reste, c’est la peur, la culpabilité, l’angoisse d’une réalité qui vous dépasse. La première édition de Dépressions publiée en 1982 à Bucarest fut censurée, et l’édition allemande de 1984 amputée de quatre récits. Voici enfin cette troublante œuvre de jeunesse restituée dans son intégralité. Sean J. Rose

02.10 2015

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