Bernard Barrault : Tout commence par un accident de voiture. En octobre 2018, je me suis évanoui en roulant à pleine vitesse sur une autoroute. Alors que j’aurai dû me tuer, je m’en suis sorti miraculeusement indemne. Bizarrement, cet événement m’a mis de très bonne humeur et m’a sorti d’une certaine morosité dans laquelle me plongeait l’évolution confuse du métier.
Betty Mialet : Nous avions le sentiment que tout était en train de changer dans la profession sans que nous arrivions à identifier clairement l’origine et la portée de ces changements multiples et sans lien apparent.
A quels changements faites-vous référence ?
Les problèmes que vous soulevez concernent l’ensemble du monde de l’édition. Pourquoi ne pouviez-vous pas tenter d’y apporter des réponses chez Julliard ?
B.B. : Bien sûr, on a tenté des choses, envisager des réorganisations mais les résultats n’étaient pas convaincants. Nous avions le sentiment de nous enliser dans notre zone de confort. Il nous fallait changer radicalement ou s’arrêter. C’était envisageable. Betty était sollicitée de toute part pour prendre d’autres responsabilités et moi, je me demandais s’il n’était pas temps de sortir joyeusement du métier. Pour nous obliger à bouger, nous avons pris la décision au printemps 2019 de dénoncer le contrat qui nous liait à Julliard jusqu’en février 2020.
B.M. : Cette décision a été malencontreuse. Elle a été très mal comprise, elle a mis tout le monde de très mauvaise humeur et elle a surtout brisé sans retour possible la confiance qui nous liait depuis des années à nos partenaires chez Robert Laffont.
Que s’est-il passé ensuite ?
B.B. : Chaque fois que nous avons un événement à célébrer, Jean Teulé et moi allons déjeuner à l’Ambroisie (qui est toujours le meilleur restaurant de Paris). C’est au cours d’un de ces déjeuners que j’ai annoncé à Jean mon intention de me retirer. Il m’a repris : « Il n’en est pas question. D’abord tu es trop vieux. Si tu voulais t’arrêter, tu n’avais qu’à le faire plus tôt. Alors, tu ne nous embêtes pas. Tu continues. » J’ai éclaté de rire mais sa remarque m’a ébranlé. Si, effectivement, ma date de péremption était dépassée, autant faire un nouveau tour de piste en inventant un nouveau terrain de jeu.
B.M. : Je dois dire que je n’ai pas manifesté un grand enthousiasme quand Bernard m’a sorti cette idée. Je lui ai rappelé que la seule raison de notre longue et heureuse collaboration était la primauté absolue que nous accordions aux auteurs. Il n’était pas question d'abimer cette relation et, quelle que soit ce nouveau terrain de jeu dont il parlait, toute décision de cette nature devait préserver ce lien. Ce serait aux auteurs, le moment venu - pour autant que ce moment arrive jamais - de prendre la décision de rester chez Julliard ou de nous suivre.
L’aspect économique n’a pas joué dans notre décision.Bernard Barrault et Betty Mialet
Avez-vous été approchés par d’autres groupes que Madrigall ?
B.B. et B.C. : Oui et nous les remercions de leur amicales et flatteuses propositions mais il nous a fallu choisir.
Justement, pourquoi avoir décidé de rejoindre Flammarion ?
B.B. : Nous avions un lien ancien avec Flammarion car c’est avec Charles-Henri Flammarion que Betty et moi avions créé les éditions Barrault dans les années 80. Si Betty était amie avec Anna Pawlovitch (ndlr, la Présidente de Flammarion), je ne connaissais ni Anna ni Patrice Margotin. Lorsque nous nous sommes rencontrés, nous avons pu constater que nous partagions les mêmes idées sur le métier, les mêmes inquiétudes sur son évolution probable et la même volonté d’affronter ces difficultés avec confiance et détermination.
B.M. : Je voudrais ajouter que la phase où Antoine Gallimard et moi, dans les années 90, nous sommes violemment disputés autour de Philippe Djian (ndlr, auteur phare du catalogue de Barrault éditions qu’il a quitté pour rallier Gallimard en 1992) a finalement créé entre nous une belle complicité teintée d’humour. Quand nous nous croisions, il me disait légèrement « Betty vous vous souvenez, si vous vouliez rejoindre Madrigall je vous trouverais un joli petit bureau... » C’était une plaisanterie récurrente. Anna Pavlowitch (qui l’ignorait je crois) l’a pris au mot!
Au-delà d’une vision commune de l’édition, quelle place a pris l’aspect économique ? Vous arrivez tout de même avec un potentiel important d’écrivains renommés qui pourraient vous suivre…
B.B et B.M : L’aspect économique n’a pas joué dans notre décision.
Comment avec vous annoncé la nouvelle à vos auteurs ?
B.B. : Si les possibilités d’une collaboration avec Flammarion étaient sérieuses, nous ne pouvions pas nous engager plus avant puisque nous tenions à assurer nos engagements envers Julliard et les auteurs que nous publions. Certains d’entre eux nous avaient fait part de leurs intentions mais ce n’est que début mars que nous avons pu leur faire part de notre décision et ils ont été libres de la suite à y donner.
Les auteurs sont libres de leur choix.Bernard Barrault
Et alors, ils vous ont répondu ?
B.B. : La vie n’étant jamais simple, le coronavirus a frappé et nous a compliqué l’existence. Nous avons tenu compte de tous ces contretemps et avons décidé de ne démarrer notre nouvelle activité qu’à partir de 2021.
Vous ne savez donc toujours pas si des auteurs que vous éditez depuis leurs débuts tels Yasmina Khadra, Philippe Besson, Mazarine Pingeot ou Philippe Jaenada vont vous suivre ou rester chez Julliard ?
B.B. : Les auteurs sont libres de leur choix. Certains nous ont déjà fait part de leur décision mais, compte tenu des événements, rien ne sera officialisé avant cet été.
Pourquoi commencer par ce livre ?
B.M. : Parce que Jean est un ami de toujours. Parce qu’il a fini un livre magnifique qui sera, de toute évidence, un succès de librairie et qu’il fait partie de ces écrivains singuliers qui savent entrainer les lecteurs dans leur vision originale du monde et de la société
Comment souhaitez-vous positionner votre nouvelle marque dans le paysage éditorial français ?
B.B. et B.M. : Nous ne pensons jamais en ces termes. Notre souci est de trouver des auteurs et des textes qui nous séduisent et de les diffuser le plus largement possible.
Nous ferons des incursions dans des domaines nouveaux pour nous comme les essais, les documents, les pamphlets.Betty Mialet
De quelle manière comptez vous y éditer ?
B.M. : Je suis rentrée dans l'édition en 1972, et que ce soit chez Stock, aux Editions Barrault ou chez Julliard, j’ai toujours joui d’une liberté totale et j’ai toujours travaillé exactement comme je le souhaitais. Mon lien avec les auteurs dont la plupart étaient ou sont devenus des amis proches est fondamental. J’ai toujours oeuvré pour qu’ils écrivent dans les meilleures conditions et ensuite tout tenté pour qu’ils trouvent leur lectorat du plus infime au plus nombreux en collaborant étroitement avec les libraires, les représentants et les médias. C’est encore mon ambition fondamentale aujourd’hui .
B.B. : Editer, c’est rester éternellement épaté devant la fécondité de l’imaginaire de ses contemporains. C’est rester convaincu que la littérature est la forme la plus efficace pour en rendre compte. Ecrire reste le moyen d’expression le plus démocratique qui soit. Toute personne qui prend une feuille de papier et un stylo ou s’assied devant son ordinateur est à égalité avec Victor Hugo, Flaubert, Aragon ou Beckett. Il a gratuitement à sa disposition les mêmes mots, la même grammaire, la même syntaxe. A lui de se débrouiller pour faire la différence. Tous ceux qui annoncent la mort du livre, la mort de la littérature, la mort de l’édition m’exaspèrent.
B.B. : Non, c’est de leur propre impuissance dont ils parlent. Nous avons la chance de vivre dans un pays et à une époque où la liberté d’expression est totale. Il est réjouissant de constater avec quel appétit et quelle fougue les jeunes générations expriment en permanence, et à travers tous les moyens de communication dont ils disposent, leurs idées, leur allégresse et leurs angoisses, leurs indignations comme leurs enthousiasmes. Les plus doués pour cet exercice, écriront des livres. Si la vie est bien faite, nous les publierons.
Vous souhaitez, à raison de 10 à 15 titres par an, publier essentiellement de la littérature française mais vous permettrez-vous quelques incursions en littérature étrangère ?
B.M. : Pas de littérature étrangère mais nous ferons des incursions dans des domaines nouveaux pour nous comme les essais, les documents, les pamphlets.
Aurez-vous, par rapport à Flammarion, une indépendance éditoriale totale ?
B.B. et B.M. : Totale.
Chez Julliard vous avez été des découvreurs de talents que vous avez accompagnés tout au long de leur carrière : espérez-vous faire de votre label une sorte de pépinière de la littérature contemporaine de demain ?
B.B. et B.M. : Nous ne dirons jamais une chose aussi prétentieuse mais nous le pensons fortement !
B.M. : Les auteurs sont absolument libres de choisir leur éditeur. Comme dans tous les beaux romans et les belles histoires il y aura des trahisons, des combats et des victoires, et pourquoi pas des happy ends. Et comme dans les contes une nouvelle page s'ouvre sur : « Il était une fois une petite maison qui s’appelait Mialet-Barrault éditeurs». Espérons que cette nouvelle aventure plaira à nos petits enfants ...