Justice

Bolloré / Calmann Lévy : le procès fleuve touche à sa fin

Vincent Bolloré - Photo ERIC PIERMONT / AFP

Bolloré / Calmann Lévy : le procès fleuve touche à sa fin

Depuis 2015, le livre Informer n’est pas un délit est attaqué par Bolloré SE pour diffamation. Deux jours avant la décision de la cour d’appel et quelques mois avant le potentiel rachat de la maison par le milliardaire, Livres Hebdo revient sur cette affaire aux enjeux multiples.

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Par Pauline Gabinari,
Créé le 07.03.2022 à 18h00 ,
Mis à jour le 24.03.2022 à 12h25

Douze ans se sont écoulés depuis la première attaque en diffamation par Bolloré SE à l’encontre du journaliste Benoît Collombat. Douze années qui n’auront pas suffi à trouver une entente, ou, du moins, le début d’une conciliation. Jeudi 3 février, la cour d’appel de Paris a écouté une dernière fois les deux parties. Elle rendra sa décision jeudi, le 10 mars. 

Deux affaires en une

L’affaire prend ses racines en mars 2009. À cette époque, Benoît Collombat, journaliste pour France Inter, réalise son premier reportage sur le groupe Bolloré. Intitulé Cameroun : l’empire noir de Bolloré, le documentaire est attaqué trois mois plus tard pour diffamation. L’entreprise gagne. « Mais je ne crois pas que cela lui ait servi de leçon », lance Me Baratelli, devant la cour en février 2022. Preuve à l’appui, l’avocat de la partie civile sort alors le fruit de ce qui serait le second délit, un livre.

C’est autour de cet ouvrage titré Informer n’est pas un délit que l’affaire prend des allures de roman-fleuve. L’essai sous la direction de Fabrice Arfi et Paul Moreira, collecte plusieurs témoignages de journalistes pour « raconter les coulisses du travail et de ces nouvelles censures ». Il parait le 30 septembre 2015 chez Calmann-Lévy. « C’est un livre sur la censure de la presse et la liberté d’expression », précise Florence Sultan, directrice de Calmann-Lévy à l’époque de la publication.

Dans un des chapitres de l’ouvrage, Benoît Collombat raconte son vécu de journaliste, retraçant l’affaire qui l’avait une première fois opposée à Bolloré SE. Il parle de la charge mentale d’une telle procédure, de la violence de la décision du tribunal et des émotions qui l’ont parcourues durant ces quelques mois. Une écriture au « je » qui ne change rien pour la multinationale. Elle l’attaque l’auteur ainsi que son éditrice Florence Sultan en diffamation.

 

Benoît Collombat à la librairie Mollat
Benoît Collombat à la librairie Mollat

 

Bolloré SE débouté en première instance

Cette fois-ci, le deuxième « round » de cette longue bataille judiciaire ne se passe pas aussi facilement. Le 10 mai 2019, Bolloré SE est débouté par le tribunal correctionnel et doit verser 9 000 euros au journaliste. Après un deuxième procès en appel confirmant la décision du tribunal, le groupe se pourvoit en cassation. Le 15 juin 2021, la décision de la cour d’appel est cassée.

« Ces procès sont de vrais marathons. Au début, ils me pompaient beaucoup d’énergie, me mangeaient le cerveau et puis, au fil des ans, on les intègre dans le cadre de notre travail », confie Benoît Collombat. Et effectivement, après douze ans de procès, le journaliste a pris le pli. Parfaite connaissance du vocabulaire judiciaire, précision dans les réponses… Lors de son dernier procès en appel le 3 février 2022, le ton du journaliste est calme ne se teintant d’agacement qu’une fois : « j’ai l’impression de répondre toujours aux mêmes questions. », explique-t-il, aux juges.

Un article témoignage

Il est vrai que la scène peut apparaître comme kafkaïenne. Mêmes arguments, même salle, le même procès semble se dérouler encore et encore sans jamais ne trouver de fin. Rompu à l’exercice, Me Baratelli déroule le 3 février son raisonnement à savoir un travail d’enquête bâclé sans contradictoire et mise à jour. « Monsieur Collombat, vous avez les yeux aveuglés par une vengeance à l’égard de Bolloré », lui assène-t-il. Puis, se tournant vers les juges il lâche : « Ces jeunes sortant de l’ESJ Lille avec leur sacro-sainte carte de presse pensent pouvoir donner des leçons à l’ensemble de la planète. Cette autosatisfaction de la bande à Collombat, c’est intolérable. »

Face à lui, Me Bigot. Tout aussi habitué à ce type de procès – cela fait « 25 ans qu’il défend des éditeurs » – l’avocat de la défense débute par une analyse de genre. « On voudrait vous laisser entendre que vous avez à statuer sur un article mais ce n’est absolument pas ça. Vous n’avez pas à juger un article d’enquête mais un témoignage », explique-t-il. Pour lui, il faut distinguer le documentaire du livre. Alors que l’un est un travail d‘enquête, l’autre est un témoignage ne nécessitant donc pas d’enquête supplémentaire. « Peut-on vraiment empêcher quelqu’un de raconter son expérience ? », demande le spécialiste des maisons d’édition aux juges.

Une société « assez coutumière de ces procédures »

Au-delà d’une question de genre littéraire, Me Bigot met en garde la cour sur ce type de fonctionnement qu’il associe aux « procédures bâillons ». « Vous savez que la société Bolloré est assez coutumière de ces procédures couramment désignées sous le terme de procédures baillons », avance-t-il, prudemment. En 2020, le chef d'entreprise a déjà été débouté pour une procédure du même type où il assignait en justice Nicolas Vescovacci pour son ouvrage Vincent tout puissant paru aux éditions Lattès en 2018. Le tribunal avait condamné Vivendi pour « procédure abusive ».

Utilisé depuis quelques années, ce terme désigne un type de procédure souvent illustré par des attaques en diffamation répétées « uniquement destinées à peser sur le budget de celui qui écrit », précise l’avocat à Livres Hebdo. Les frais d’avocat n’étant pas remboursés lors d’une attaque en diffamation, il revient à la maison ou au média de les prendre en charge. « C’est un calcul de risque : il faut savoir à l’avance si la publication sera plus forte que le risque du procès, prendre part au débat tout en le traduisant en équation », explique Florence Sultan, qui a quitté Calmann-Lévy en juin 2016.

À la veille de cette décision de justice qui donnera probablement le ton pour quelques publications à venir, les regards se tournent vers la maison éditrice. Car depuis deux ans, Vivendi est entré au capital de Lagardère, propriétaire du groupe Hachette dont fait partie Calmann Levy. L'éditeur  pourrait, dans les mois à venir, devenir l’une des maisons de Vincent Bolloré avec la potentielle fusion Editis/Hachette.

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