Il n'y a pas que des films, des stars et des soirées au Festival de Cannes. Le plus grand événement cinématographique du monde est aussi l'occasion de rencontres professionnelles, qui, cette année, prennent une tonalité très politique avec le débat sur l'exception culturelle dans le cadre de la négociation d'un traité de libre échange entre l'Union européenne et les Etats-Unis.
Le secteur du livre est directement concerné. La présence de Jürgen Boos, directeur de la Foire de Francfort, en atteste. «Avec le cinéma, nous avons en commun de raconter des histoires, explique-t-il. Nous devons coopérer pour protéger nos langues, nos identités culturelles.» A l'instar des ministres et députés présents sur la Croisette, il considère que «l'exception culturelle sert à stimuler la création : la culture n'est pas un business».
Concrètement, pour la première fois à Cannes, un déjeuner réunissant une quinzaine de professionnels du livre et du cinéma est prévu mardi 21 mai. «C'est un réseau amical, pas commercial», précise Jürgen Boos. Une initiative appelée à se répéter durant d'autres manifestations. Il prévoit aussi d'organiser à la prochaine Foire de Francfort une rencontre réunissant des personnalités issues de différents secteurs comme le livre, le cinéma, le jeu vidéo et la musique, pour comprendre les sujets qui divisent et ceux qui rassemblent.
L'enjeu des supports de création et de diffusion
Une première réponse a été apportée lors d'une discussion, initiée par Androulla Vassiliou, commissaire européenne à l'éducation, à la culture, au multilinguisme et à la jeunesse, entre quelques professionnels et créateurs, à laquelle était invité Livres Hebdo. Si tous reconnaissent que le livre est une source d'inspiration pour tous les arts, la notion de support devient de plus en plus déterminante dans le processus de création.
L'Europe ne sait pas encore comment aider financièrement les contenus «transmédias» qui émergent, tels ces mangas transformés en véritables plateformes interactives et multimédia. La commissaire s'interroge ainsi ouvertement sur l'inadaptation actuelle des aides européennes pour ces nouvelles créations, comme le Voyage au bout de la nuit du compositeur de musique Teho Teardo. «L'Union européenne continuera à défendre la traduction littéraire ou les aides publiques au cinéma, mais comment adapter nos budgets à des créations dont on ignore tout aujourd'hui et qui seront destinées à des “digital natives” ?», s'est notamment demandé la commissaire.
En France, le récent rapport Lescure a souligné le même problème. Il n'est pas innocent que les géants du numérique américains n'aient pas pris position sur l'exception culturelle dans le futur traité de libre échange, contrairement à leurs homologues du cinéma qui ont ouvertement appuyé la position française à Cannes.
Ce lundi 19 mai au Palais des festivals, la ministre de la Culture et de la Communication Aurélie Filippetti a fermement rappelé où se situait la ligne rouge : il s'agit d'exclure la culture, y compris les services audiovisuels, de ces négociations. «Nous voulons conserver notre capacité à décider de nos choix culturels», a-t-elle affirmé, rappelant que 15 ministres de la Culture européens ont signé sa lettre adressée à la Commission européenne.
Jeu de dupes à Bruxelles
Cependant, le débat semble plus politique qu'idéologique. Ce sont les gouvernements nationaux, et particulièrement les ministres en charge du commerce extérieur, qui décident du contenu du mandat donné à la Commission. Le cabinet de Mme Vassilliou estime que la Commission souhaite ne rien exclure de ce mandat, afin que les Américains ne puissent pas à leur tour exclure certains secteurs avant même le début de la négociation.
A Cannes, peu de gens croient à la remise en question de l'exception culturelle, et tous, y compris les Américains et les Britanniques, considèrent que les secteurs culturels et audiovisuels seront rapidement exclus de l'accord de libre échange. Cependant, la défiance à l'égard de la Commission européenne persiste en raison des propos ambivalents de José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, qui semble avoir choisi de ménager les Etats-Unis, ainsi que des déclarations très radicales sur le sujet du commissaire au commerce extérieur Karel De Gucht.
Mme Vassilliou, l'une des trois commissaires à s'être opposés à MM. Barroso et De Gucht, a d'ailleurs répété tout au long du week-end que la négociation de ce traité ne relevait pas des prérogatives des ministres de la Culture, ce qui inquiète un peu plus les professionnels européens. Pétitions et déclarations se multiplient en conséquence, et les esprits s'échauffent. Les différentes conférences sur ces thèmes ont fait salle comble.
Mme Filippetti a rappelé que le mandat donné à la Commission devait être prêt pour le 14 juin. Le projet de résolution français, voté à l'unanimité par les commissions des affaires culturelles et des affaires européennes, sera discuté à l'Assemblée nationale le 11 juin.