"Il semble qu’il y a eu toute une époque où les hommes et les femmes de moins de trente ans ne trouvaient pas dans leur corps le personnage qu’ils désiraient. Les premières heures de la nuit accentuaient ce divorce bête, puis vers l’aube, à bout de fatigue, trop las pour courir après eux-mêmes, ils se reconnaissaient enfin." Cette époque-là, c’était la nuit. Celle de l’après-guerre, les années 1950, coincées entre Sigmaringen et l’Algérie, traversées par de pâles silhouettes sans importance, qui s’essaient à vivre en attendant l’Armageddon atomique.
Dans cette nuit, qui était aussi celle d’une ville, Saint-Germain-des-Prés, vont se croiser quelques-unes de ces silhouettes incertaines, enfants tristes qui ne savent ni s’aimer, ni tuer le père, ni aller se coucher. Le matin dissipera leurs rêves. Qui se souviendra de Jean Dumont, fils d’académicien, quitté par la femme qu’il aime et prétendant dissimuler son chagrin dans une agence de publicité, des cabriolets, au zinc des bars ? Qui se souviendra de son ami Michel Kostro, un peintre qui aime la bagarre, de la petite mulâtresse communiste, Lella, de Gisèle qui apparaît et disparaît au gré du désir qu’elle suscite, repos envapé du guerrier ?
Ce sont Les gens de la nuit, le premier grand roman de Michel Déon, publié initialement en 1958, réédité aujourd’hui à La Table ronde, dans une version légèrement revue et corrigée par l’auteur. Pour se débarrasser une fois pour toutes du problème, on a enfermé Déon dans une réserve de Hussards. Dommage, car s’il l’est, d’autres aussi, mais peu sont aussi romanciers que l’auteur des Poneys sauvages. S’il fait sortir la marquise à cinq heures, il la suit au fil de ses pérégrinations. La nuit sera longue et blanche. Olivier Mony