Vous publiez votre Journal d'Arizona, compte rendu de votre séjour voici plus de quarante ans en tant que professeur à l'université de Tucson. Pourquoi ce livre d'un genre très différent de tous ceux que vous avez publiés jusqu'alors ? Avez-vous retravaillé le texte initial de votre journal ?
Oui, mais à la marge. J'ai tenu ce journal dans un cahier que j'ai relu après avoir vu Seule la terre est éternelle, le film que François Busnel a consacré à Jim Harrison. Je l'ai publié sans grande retouche, si ce n'est le passage où il me plaît d'imaginer une possible rencontre aux portes du désert entre Simenon et Kerouac...
On vous découvre donc diariste ?
En tout cas, ce cahier de l'Arizona, c'est un texte qui m'accompagne. Avant cela, je tenais déjà une sorte de journal de rêves, mais quand j'arrive en Arizona, je suis tellement surprise, dépassée, pour ainsi dire, par ce que je vois, le violet des montagnes, le rose pâle de la terre, que j'éprouve comme une euphorie solipsiste et qu'il me paraît bien d'écrire à ce propos dans la forme la plus libre qui soit : le journal. Je sortais pourtant du séminaire de Roland Barthes qui professait que le journal et l'œuvre devaient rester séparés, peut-être par difficulté à jouir du monde... Même si finalement, la publication posthume de son Journal de deuil semble indiquer le contraire... Chez Gide ou Kafka, journal et œuvre, c'est dans la continuité. Pour moi, ce n'est pas différent. En termes d'écriture de soi. De East Village Blues au livre que je prépare sur New York en passant par ce journal, je continue.
Quel regard portez-vous sur la Chantal Thomas de ces années d'Arizona, cette jeune femme qui écrivait déjà, mais n'était pas encore publiée ?
Je m'y reconnais entièrement comme je me reconnais dans mon enfance. C'est vrai, je suis encore légère de cet univers à venir, l'écriture. L'Arizona pour moi, c'est un temps suspendu, c'est un monde d'insouciance. Et rentrer en France plus tard, ce sera rentrer dans une langue dans laquelle je peux écrire.
Mais déjà, l'écriture de vos « lointains » avait quelque chose de fragmentaire, comme dessinée sur le motif...
Oui, et je trouve ça heureux. Ne pas prendre le temps de la recherche, de la mise en scène. L'art de l'aquarelle. Poser une couche de couleur comme un nuage qui passe...
Qu'est-ce qui a changé justement pour vous, entre alors et maintenant, dans ce rapport à l'écriture ?
En fait, en rencontrant Roland Barthes, j'ai trouvé un moyen de satisfaire mon désir d'écrire. Ce qui fait que ma démarche initiale était tout de même précautionneuse. Ce n'est que peu à peu que je découvre à quel point j'adore écrire. Et notamment lorsque je me retrouve dans le New York des années 1970, entourée de danseurs, de cuisiniers, d'écrivains, parfois les trois à la fois... Alors, pour moi, l'écriture d'un journal a un côté très allègre, détachée de tout projet de publication. Maintenant, c'est vrai, c'est différent. J'écris « appuyée » sur les livres qui ont précédé. Pour autant, je ne peux pas imaginer ne pas écrire. Pour moi, cela relève du plaisir d'une conversation, parler comme on écrit. C'est quelque chose que j'ai trouvé chez Kundera, par exemple. Le refus de l'abrupt. On ne fera jamais assez en ce sens l'éloge de la littérature du fragment. Je pense ainsi à la princesse Palatine, à son écriture géniale autorisée seulement alors par la correspondance.
Tout de même, le passage à la publication, c'est-à-dire à une forme implicite de reconnaissance, voire de légitimité, a tout de même dû bousculer les choses pour vous ?
Je crois qu'un élément notable est qu'à cette époque, après avoir publié (sans le décider moi-même) Sade, l'œil de la lettre et écrit, à New York puis au Colorado dans une grande distance de la France, mon essai sur Bécassine (jamais publié, ndlr), je n'avais aucune idée d'un public possible, ni, par conséquent, de cette sorte de miracle, de merveilleuse énigme, que représente pour qui écrit (dans la solitude, à partir d'éléments improbables de soi-même, de son enfance, de sa vision du monde, du sable, du ciel, d'un cactus...) le fait d'être lu. Cette révélation, qui m'est venue avec le succès des Adieux à la Reine, a changé quelque chose, a opéré une césure. Au sens où écrire est devenu une activité différente d'aller nager ou de lire. Une activité qui virtuellement incluait des inconnus, un partage d'émotions et d'imaginations, de sensibilité à la langue. Même si je n'y avais pas songé au moment même où je travaillais, je savais que c'était possible.
Cette vision hédoniste de l'écriture semble être ce qui vous porte de livre en livre...
Je crois. Vous savez, hier, jour de Pâques, j'ai été me promener le long d'une nouvelle esplanade au bord de l'East River. Il faisait beau. Il y avait là une très jeune fille avec un grand chapeau. Je l'ai longuement observée. Seule au monde, elle écrivait. C'était une vision d'épiphanie. J'ai retrouvé là − mais je ne l'avais jamais perdu − quelque chose des jours anciens de l'Arizona. L'idée que les jours alors étaient immenses. L'éloge de l'amitié. C'est vagabond, l'amitié. Alors, ces écritures-là, sont nécessairement aussi vagabondes.
Il y a peut-être là aussi quelque chose de secrètement mélancolique, sinon nostalgique. L'êtes-vous ? Ou au moins de l'univers littéraire qui vous a vu naître ?
Vous savez, je « sens » très fort le présent et je n'ai pas d'idée d'avenir. En fait, je ne me retourne pas vers le passé, il m'entoure naturellement. De manière assez flottante. Alors oui, bien sûr, il y eut pour moi Barthes, Tel Quel, Sollers ou Guyotat. Ils sont toujours là. Et aujourd'hui il y a Florence Delay, Lola Lafon et tant d'autres. En ce sens, mon entrée à l'Académie française me paraît être aussi le symbole d'une certaine continuité.
Même si elle ne saurait s'y résumer, votre œuvre est traversée depuis La vie réelle des petites filles jusqu'à L'échange des princesses, par une interrogation sur la place des femmes, et notamment des jeunes filles, dans l'Histoire, sur la place laissée ou non à leur liberté. Comment dès lors percevez-vous le mouvement de libération de la parole qu'incarne #MeToo ?
C'est effectivement très important et comme beaucoup, j'y pense beaucoup en ce moment. Et même avant, car j'ai suivi de près ce qui a pu se passer d'abord aux États-Unis. Que dire ? Peut-être rappeler d'abord que l'identité d'une femme, sa souveraineté, c'est un processus très lent à acquérir. Ce qui se passe maintenant, c'est un sursaut. Après des siècles et des siècles où les femmes n'ont été décrites que comme des images, la voie de la libération aujourd'hui, c'est se construire hors image, hors de toute aliénation. Il faut qu'une femme invente sa « chambre » et qu'elle y laisse rentrer ce qu'elle veut. Après, l'excès qui mène à la condamnation rétrospective des œuvres me paraît très dangereux. Je viens d'apprendre qu'ici au Metropolitan Museum, un tableau de Balthus venait d'être enlevé, soustrait donc à notre regard... En fait, mais peut-être suis-je naïve, il faudrait parvenir à ne pas, ne plus, penser #MeToo et Mai 68 en opposition.
Journal d'Arizona
Seuil
Tirage: 12 000 ex.
Prix: 21 € ; 192 p.
ISBN: 9782021561241