Cet essai de Charles Dantzig consacré à Marcel Proust, l'homme et l'œuvre, est un peu à l'image de sa bibliographie. Organisée en « formes de » (essais, romans, poèmes etc.), comme celle de Jean Cocteau (à qui il rend d'ailleurs un hommage appuyé) l'était en « poésie de ». Manière de montrer/voiler son éclectisme et sa vastitude. Et surtout de structurer : maître mot de ce Proust océan, avec lequel Dantzig ajoute sa goutte d'eau à la marée ininterrompue de publications proustiennes en tous genres, à l'occasion des anniversaires qui s'enchaînent − centenaire de son Goncourt pour À l'ombre des jeunes filles en fleurs en 2019, cent cinquantième anniversaire de sa naissance en 2021, centenaire de sa mort en 2022.
Proust océan est donc structuré en grandes parties, mais aux contours assez flous, comme flottants, ce qui permet à l'auteur de mettre son grain de sel un peu partout. Le livre regorge d'interventions, de digressions, de notations personnelles, parfois pertinentes, parfois incongrues. Au détour d'une page, par exemple, on apprend sur lui que ce qui aurait pu lui faire aimer Proust, c'est qu'ils furent tous deux, jeunes, orphelins de père. Ou bien, tout à la fin du livre, à propos d'un très court film miraculeusement retrouvé en 2017 − trois secondes saisies en 1904 à la sortie du mariage, à la Madeleine, d'Armand de Gramont et Élaine Greffulhe, fille de la comtesse qui fut l'un des modèles d'Oriane de Guermantes −, Dantzig télescope les époques et utilise Proust en tant que symbole de la littérature, voire de l'élitisme, face à la vulgarité à front de taureau, à la barbarie, à l'époque (2017) incarnée par Donald Trump, nouvellement élu à la Maison Blanche, « le plus ignoble président de l'histoire des États-Unis et du monde occidental ».
Proust aussi, dans son roman-fleuve, aimait bien surprendre, glisser de longs topos sur un sujet qui lui tenait à cœur. Le snobisme, qu'il pratiquait tout en s'en défendant ; la judéité, avec qui, fils d'un père goy et d'une mère juive, mais élevé dans la religion catholique, il entretenait des rapports compliqués (ce qui donna d'ailleurs lieu à de nombreuses polémiques posthumes) ; ou encore l'homosexualité, une sorte d'obsession chez lui, mais masquée, honteuse. Au fil des volumes d'À la recherche du temps perdu, on assiste, remarque justement Dantzig, à un véritable « raz-de-marée gay ». Non seulement certains, avoués dès le début, se radicalisent, comme Charlus, mais d'autres, présentés comme d'insoupçonnables hétérosexuels, finissent par révéler leurs goûts, ainsi Robert de Saint-Loup, qui pour autant ne partage pas les côtés excessifs de son oncle. Il se fera tuer en brave, à la tête de ses hommes, dans les tranchées.
Toutes les ambiguïtés de Proust, l'auteur, le créateur, qui n'est pas le narrateur, sont là. Charles Dantzig les épingle, s'en régale, les éclaire, avec un brio qui réjouira les aficionados.
Proust Océan
Grasset
Tirage: 6 500 ex.
Prix: 23 € ; 336 p.
ISBN: 9782246831853