Certains construisent des bateaux dans des bouteilles. Chris Ware, qui a déjà manifesté avec éclat dans Jimmy Corrigan ou Acme une ambition et une précision qui confinent à l’obsession, a choisi une boîte pour reconstituer la vie d’un immeuble ordinaire de Chicago. Mais quelle boîte ! Sous un titre à plusieurs sens - Histoires d’un immeuble ? Histoires d’une construction ? Construction d’histoires ?… -, l’auteur américain y a rassemblé quatorze productions aux formats multiples sur papier ou carton : brochures, leporellos, albums, journaux, affiches promettant de longues heures de lecture. Il y restitue à travers des récits parallèles et entremêlés, des microfictions parfois muettes, la vie et les états d’âme de toute une communauté de femmes et d’hommes saisis par un jeu de flash-back à différentes étapes de leur vie. Par l’accumulation de ces séquences entre lesquelles se tissent ou non des liens et des interactions, il bâtit un vaste jeu de société et une œuvre aussi magistrale qu’inclassable dans laquelle narration et mise en forme graphique sont étroitement imbriquées.
La trajectoire d’une femme désabusée et dépressive, à laquelle manque la partie inférieure de la jambe gauche, structure une œuvre dans laquelle, comme dans les précédentes, Chris Ware glisse un humour pince-sans-rire sur un fond essentiellement mélancolique. L’auteur distille les interrogations existentielles de l’anti-héroïne écartelée entre un mari absent et une petite fille qui lui échappe à mesure qu’elle grandit. Autour d’elle, mais pas forcément avec elle, évoluent une bonne dizaine d’autres personnages aux prises avec leurs problèmes conjugaux, relationnels, professionnels, financiers, et même une petite abeille, Branford, née d’un dessin d’enfant : "la meilleure abeille du monde, qui s’est fait enfermer dans une boîte d’air dur et n’arrive plus à trouver la sortie". Entre récréation et métaphore.
Avec une méticulosité impressionnante, qui place son lecteur dans la position du déchiffreur d’une langue et d’une civilisation mystérieuses, Chris Ware a l’art de faire surgir l’universel des épisodes les plus ordinaires de la vie courante : insomnies, courses, petits-déjeuners, soins des enfants, disputes. En exergue de sa construction, il a placé une citation de Picasso : "Tout ce qui peut être imaginé est réel." Avec lui, le contraire est tout aussi vrai. Fabrice Piault