Depuis des décennies nous voyons se dégrader les conditions d’exercice de notre métier. Fin 2015, le ministère de la Culture, en lien avec le Centre national du livre (CNL), la Fédération interrégionale du livre et de la lecture, la Société des gens de lettres (SGDL) et le Conseil permanent des écrivains (CPE), réalise une enquête sur la situation économique et sociale des auteurs du livre. Un mot en résume brutalement les conclusions : précarisation.
Les États généraux du livre, organisés par le CPE en 2018 et 2019, alertent sur cette situation intenable. Aussi les pouvoirs publics envisagent-ils pour la première fois, comme une urgence absolue, des mesures structurantes qui amélioreraient concrètement la condition des auteurs. D’où la mission confiée à Bruno Racine dans le prolongement de l’enquête précitée. Après avoir auditionné l'ensemble des organisations d'auteurs de tous les secteurs de la création, Bruno Racine remet en janvier 2020 un nouveau rapport au terme duquel il formule 23 propositions.
Face à l’urgence
La crise qui a débuté en mars dernier n’a fait qu’aviver cette fragilité ancienne, croissante, solidement documentée. Elle est loin d’avoir produit tous ses effets. Ils seront longs, durables. Et sur l’ampleur et sur la durée de la crise qui nous attend, nous n’avons aucune visibilité. Nous subissons une lame de fond, d’autant plus dévastatrice qu’elle a lieu dans un paysage déjà menacé. Pour lui résister, nous avons pu compter sur les dispositifs d’aide d’urgence. Le fonds de solidarité national et les fonds sectoriels ont amorti certaines conséquences immédiates de la crise.
Parmi les 15 mesures en faveur des artistes-auteurs que la ministre de la Culture a rendues publiques le 12 mars dernier, certaines prolongent ou renforcent les soutiens mis en place en 2020 : prolongation du fonds de solidarité ; réactivation des fonds d'urgence pour les auteurs non éligibles au fonds de solidarité. Mesures auxquelles s'ajoute le renouvellement en 2021 de l'abattement de cotisations sociales sans perte de droits pour les auteurs, obtenu en 2020.
Toutes ces mesures, nous les avions demandées et nous nous félicitons qu’elles aient été prises. Nous avons par ailleurs plaidé pour que les aides d’urgence versées par les fonds sectoriels soient exonérées de l’impôt sur le revenu, comme le sont les aides du fonds de solidarité. Il s'agit d'une mesure d'équité et de justice fiscale. La balle est aujourd'hui dans le camp du gouvernement, saisi de cette demande fin 2020. Il serait aussi indispensable de renforcer les dotations des dispositifs d'aide sociale aux auteurs, qui demeurent les derniers filets de secours pour les plus fragiles d'entre nous.
Invisibilité sociale, maltraitance administrative
L'année 2020 a mis en évidence jusqu’à l’absurde les difficultés, dénoncées depuis longtemps, que nous rencontrons pour accéder réellement à nos droits sociaux et a révélé une fois de plus l’abîme qui existe entre, d’une part, l’attachement symbolique de notre pays à la figure abstraite, idéalisée de l’écrivain (et de l’artiste) et, d’autre part, une certaine invisibilité sociale des écrivains réels.
Depuis la réforme du régime des artistes-auteurs de 2018, l’Urssaf Limousin, succédant à l’Agessa, est responsable du recouvrement de nos cotisations sociales. Le transfert de gestion, annoncé, préparé, aurait dû se faire sans accroc mais il a donné lieu à des dysfonctionnements catastrophiques, qui ont jeté nombre d’auteurs dans le désarroi, la panique ou l’exaspération. Cela fait maintenant des mois que nous subissons ce qui relève d’une maltraitance administrative. Elle crée pour nous, qui sommes fragilisés depuis des années, bien avant la crise Covid, une situation d’insécurité sociale.
Sur ces sujets, nos revendications sont simples. Nous voulons, dans un avenir le plus proche possible, que notre régime social soit connu, compris et respecté par les administrations dont nous de?pendons au quotidien. Nous voulons avoir face a? nous des interlocuteurs forme?s, capables de nous conseiller, de répondre avec pertinence a? nos demandes concernant l’exercice de nos droits. Il y a quelques années avait été lancée une campagne pour simplifier la vie des citoyens : on avait alors parlé de "choc de simplification". Pour les artistes-auteurs en général, pour les auteurs du livre plus spécialement, il serait salutaire de lancer une campagne tout aussi ambitieuse que résumerait la formule "choc de sécurisation".
Plusieurs mesures annoncées par la ministre de la Culture jettent les bases de ce que pourrait être une telle campagne : un audit de fonctionnement – ou plutôt des dysfonctionnements – de l’Urssaf est lancé et ses résultats seront publiés fin mars. Un portail numérique réunissant l'ensemble des informations utiles aux auteurs relatives à leur régime social et fiscal, ainsi qu'à leur statut professionnel, doit être rapidement créé. Ne boudons pas ces annonces. Elles corrigent des aberrations dont les auteurs sont encore aujourd’hui les victimes.
Racine toujours vivant
Durant toute l’année 2020, sur la base des préconisations du rapport Racine, bien accueilli par l’ensemble des artistes-auteurs, des groupes de travail se sont réunis sous l’égide du ministère de la Culture. Le CPE et les associations qui le composent s’y sont investis. Au terme de cette année de travaux collectifs, la ministre de la Culture a annoncé plusieurs mesures.
Le renforcement des aides du Centre national du Livre à destination des auteurs, l'expérimentation d'une rémunération obligatoire des auteurs de BD pour les séances de dédicace procèdent directement des réflexions du rapport Racine. Affirmer que les mesures prises par la ministre sont vides, qu’elles enterrent le rapport Racine, affirmer que l’application autoritaire des 23 propositions du rapport Racine sans aucune concertation préalable avec les acteurs concernés était la solution, c’est faire une lecture fausse de la réalité et méconnaître le B A BA de la négociation collective. C’est pratiquer une politique de la terre brûlée, dont la radicalité peut séduire vue de loin, mais qui ne servira en rien nos intérêts. Car les auteurs ont encore des combats à mener, et dès maintenant.
Rémunérer la création
La question de la rémunération reste au cœur de nos revendications. Bouffer de la vache enragée ne favorise pas la créativité. Ça la bride, ça la stérilise. L’insécurité, qu’elle soit matérielle, sociale ou juridique, affecte l’acte de créer. Elle empêche le plein accomplissement d’une œuvre. Une sécurité, une quiétude minimum sont indispensables à la vie d’un créateur. Sans elles comment pourrait-il rassembler ses forces, inventer, imaginer ; en un mot : travailler ; et se projeter dans cet avenir si particulier, à la fois excitant et incertain, qu’est la possibilité d’un livre ?
Sur ce sujet précisément, le rapport Racine avance une proposition : examiner les moyens de rémunérer l’acte de création, tout ce travail qui précède l’exploitation de l’œuvre. D’où l’idée de recourir à un contrat de commande, distinct du contrat d’édition – je parle ici des livres. En 2020, une mission est donc confiée par le Conseil supérieur de la propriété intellectuelle au professeur Pierre Sirinelli, qui auditionne tous les acteurs de notre filière. En novembre dernier les conclusions de son rapport écartent comme non pertinente la solution du contrat de commande, susceptible de fragiliser l’édifice du droit d’auteur à la française.
La politique de la terre brûlée consiste à présenter le contrat de commande comme la seule voie de salut, à se lamenter sur la décision prise par le Gouvernement d'écarter cette option et à tenter de discréditer l’expertise et la légitimité du rapporteur, comme celles, construites, argumentées, venant de la grande majorité des acteurs consultés. Une politique plus constructive, moins désespérante pour les auteurs, consiste à formuler d'autres propositions, comme celle avancée par le CPE, et notamment par la SGDL et par le SNAC : obtenir pour ce moment qui concerne la partie "création" un minimum garanti non amortissable et non remboursable. Autrement dit, une rémunération fixe, une sorte de prime d’inédit ou de commande qui rémunère l’exclusivité du travail de création de l’auteur pour un éditeur, comme cela existe déjà dans certains secteurs de la création.
Partager la valeur
Cette revendication mérite de fédérer les auteurs – pourquoi pas tous les auteurs ? Elle est d’autant plus pertinente que la question de ce qu’on appelle le "partage de la valeur" devient incontournable. Cela fait des décennies que nos rémunérations dégringolent. La pratique de l’à-valoir régresse, il se réduit comme peau de chagrin. La surpublication – trop de nouveautés, avec des tirages réduits – provoque une érosion constante de nos droits d’auteur.
Face à nous, le monde de l’édition a évolué depuis vingt ans. Il a réalisé d’importantes économies d’échelle, au niveau de la fabrication, du stockage et de la distribution des livres. Les gains de productivité qui en ont résulté ont été source de création de valeur. Où donc est-elle allée ? Que les auteurs puissent bénéficier d’une partie de cette valeur créée serait la moindre des justices dans un système économique où la rémunération du créateur comme celle du libraire est déterminée par l’éditeur, à qui la loi de 1981 donne la liberté de fixer le prix du livre.
Sur ce point, les annonces de Roselyne Bachelot ouvrent une perspective inédite et, on l’espère, prometteuse. En réponse à la revendication portée par le CPE depuis 2018, une concertation, placée sous l'égide du ministère de la Culture, portant sur les conditions de la relation contractuelle entre auteurs et éditeurs sera organisée en 2021. Elle comprendra la renégociation de l'accord CPE/SNE de 2014 sur le contrat d'édition et on voit mal comment elle n’intégrerait pas une négociation sur la rémunération du travail créatif et de l'exploitation des œuvres, autrement dit sur le partage de la valeur. Ces discussions, nos organisations sont prêtes à les mener avec détermination aux côtés de celles et ceux qui souhaitent rallier un juste, nécessaire et rude combat.
Par Christophe Hardy
Président de la Société des Gens de Lettres (SGDL)
Vice-président du Conseil Permanent des Écrivains (CPE)