Le plan numérique collège avait donné un avant-goût des transformations du marché du livre solaire, mais il avait été interrompu en 2018 après seulement deux années. Cette fois, le développement accéléré du manuel numérique au lycée, et dans une moindre mesure au collège, le confirme : ce marché présente tous les signes d'une mutation sans précédent. De leur modèle économique longtemps fondé sur le papier, les éditeurs sont passés ces dernières années à une formule diversifiée incluant un riche catalogue de manuels numériques commercialisés sous forme de licences annuelles. Jusque très récemment, faute de commandes institutionnelles généralisées, ces produits trouvaient peu de débouchés. Mais le volontarisme politique de plusieurs régions, couplé à la réforme des programmes du lycée a changé la donne : tous les lycées de Grand Est, la quasi-totalité en région Sud et la moitié en Île-de-France ont abandonné le manuel papier. D'autres régions comme l'Occitanie, la Nouvelle-Aquitaine ou le Centre-Val de Loire ont aussi ouvert un accès au numérique, mais de manière moins poussée. Aujourd'hui, environ 40 % des lycéens utilisent du manuel numérique.
Glissement du marché
Principale conséquence : un glissement du marché scolaire de la vente de manuels à la vente de licences, qui profite essentiellement aux adjudicataires, des spécialistes du livre scolaire favorisés par leur force de frappe à l'échelle nationale. Le lycée, en particulier, se révèle porteur pour ces grands acteurs du marché. Grâce à leur taille et aux volumes qu'ils gèrent, ils peuvent répondre plus facilement aux appels d'offres passés par les régions et anticiper ou ajuster le recrutement de personnels dédiés.
Chez le leader, LDE, présent dans environ 2 500 collèges et lycées en France, le numérique représentait déjà 20 % des 65 millions d'euros du chiffre d'affaires 2019. « Ce taux relativement bas s'explique par la valeur des manuels numériques, sensiblement plus faible que celle des ouvrages imprimés. Mais la question doit être envisagée dans une perspective pluriannuelle puisque nous parlons de licences renouvelables. Il va donc augmenter mécaniquement ces prochaines années », explique Frédéric Fritsch, directeur de LDE, qui équipe notamment les régions Grand Est et Île-de-France. La tendance sera la même chez la Librairie EMLS, qui fournit 86 % des lycées de la région Sud en manuels numériques. Si l'entreprise basée à Vitrolles a réalisé 16,5 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2019 avec une dominante papier (10,2 millions d'euros contre 6,3 pour le numérique), le rapport va s'inverser dès cette année grâce à la mise en place de la réforme des programmes de la terminale : « Nous tablons sur une activité globale stable, détaille Loïc Heydorff, président d'EMLS. La nouveauté, c'est que le numérique, avec 9 à 10 millions d'euros, va pour la première fois passer devant le papier. »
Service après-vente
Plus prudent sur le marché du manuel numérique, le troisième grand adjudicataire, Cufay, n'a pas candidaté aux récents appels d'offres régionaux - « nous n'étions pas encore prêts », concède le gérant, Thierry Damagnez -, mais travaille de gré à gré avec des établissements dans tout l'Hexagone. Le numérique représente environ 10 % de ses 14 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2019.
À ces acteurs historiques du marché scolaire s'ajoute Tabuleo. Ce pure-player du livre scolaire numérique, basé dans le Nord, s'est lancé en 2015 et revendique environ 250 collèges et lycées, surtout privés, parmi ses clients pour un chiffre d'affaires 2019 compris entre 2 et 3 millions d'euros. « La fourniture de licences constitue le cœur de notre activité, précise Anthony Dassonville, l'un des cofondateurs. Mais nous proposons aussi un service d'installation et de configuration du matériel utilisé par les établissements, y compris pour des licences fournies par d'autres acteurs. »
Dans ce contexte, peu d'indices laissent penser que le livre scolaire dans le secondaire pourrait retrouver une place importante en librairie traditionnelle. S'ils restent actifs sur le manuel papier, même des champions régionaux comme Decitre, Mollat ou Le Furet du Nord, ne se positionnent pas, ou peu, sur le manuel numérique. « Nous avons incité les éditeurs scolaires à travailler avec les grandes librairies pour les mettre dans la boucle, indique Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française (SLF). En pratique, on s'aperçoit que c'est compliqué. Il faut gérer un service après-vente, mettre en place une connexion aux serveurs dans les établissements ou encore assurer les mises à jour régulières de l'ensemble des titres au catalogue. »
Manuel bimédia
En théorie, tous les libraires qui souhaitent proposer des licences numériques à leurs clients peuvent le faire en s'adressant aux plateformes qui distribuent les manuels numériques : le Kiosque numérique de l'éducation (Hachette), le Canal numérique des savoirs (Editis), Edilib (Belin-Magnard) et Lelivrescolaire.fr (récemment repris par Hachette). « Nous avons développé des échanges de catalogues qui permettent aux libraires de diffuser cette offre. Cela demande effectivement quelques développements informatiques », confirme Célia Rosentraub, présidente de l'association Les Éditeurs d'éducation et du groupe Éducation du Syndicat national de l'édition (SNE).
Si la compétition est largement en train de changer de terrain, le livre papier n'a pourtant pas dit son dernier mot. « Nous croyons beaucoup au manuel bimédia, à la fois papier et très enrichi en numérique, qui permet de coller à tous les usages pédagogiques, ajoute Célia Rosentraub. Dans le Grand Est, qui est passé au tout numérique, on observe par exemple un recours massif aux photocopies. Personne ne croit à la disparition du livre papier. » Dans cette perspective bimédia, les éditeurs transforment leur façon de produire. Les manuels, qu'ils soient papier, enrichis ou numériques, doivent être compatibles avec les systèmes informatiques de chaque établissement.
L'échéance des régionales
Encore faut-il que le manuel numérique au lycée fasse l'objet d'un engagement pérenne des régions : la fin anticipée du plan numérique des collèges en 2018 en a échaudé plus d'un ! Mais aujourd'hui, la probabilité d'un arrêt des politiques tout numérique engagées par les régions est faible. « Les régions ont pris leurs responsabilités. Elles mettent à disposition des ressources et/ou du matériel et ont une vision claire des moyens engagés pour plusieurs années », juge Frédéric Fritsch chez LDE.
Désormais, tous les acteurs ont les yeux rivés sur l'échéance des élections régionales de 2021. Elles pourraient se traduire par un nouveau déploiement du manuel numérique. Au point qu'il n'est même pas certain que les grands adjudicataires aient tous les moyens de répondre à un afflux soudain de la demande, si trop de Conseils régionaux décidaient simultanément de développer le manuel numérique au lycée. « Si de nouveaux marchés numériques régionaux venaient à apparaître, nous nous positionnerions bien évidemment, promet Loïc Heydorff chez EMLS. En revanche, si une dizaine de marchés régionaux sortaient en même temps, nous ferions probablement des choix. »« Nous restons prudents, ajoute Thierry Damagnez chez Cufay. L'expérience n'a pas toujours été simple dans les régions passées au numérique. Nous n'irons que là où toutes les conditions nous sembleront réunies. »