Livres Hebdo : En quoi les métiers de la politique documentaire ont-ils évolué ces dernières années ?
Jean-Rémi François, responsable de la bibliothèque départementale des Ardennes : La politique documentaire s'est toujours adaptée à l'apparition de nouveaux supports, à la façon de les acheter, de les stocker. Et depuis une vingtaine d'années : d'en faire la médiation. Notre mission est de faire naître et d'entretenir l'envie de lire, la découverte, la curiosité, d'accompagner l'esprit critique des habitants. On met désormais le focus sur la relation entre le public et les collections.
Nathalie Morice, responsable du département des collections et de l'action culturelle à la bibliothèque des Champs libres à Rennes : L'acquéreur ne peut pas être qu'acquéreur. Il faut que le bibliothécaire pense au lien entre ce qu'il va acquérir et les individus. La bibliothèque n'est pas seulement un endroit où l'on propose des contenus, c'est aujourd'hui un lieu de vie, avec du lien, de l'oralité. La transmission des savoirs, les débats, le développement de l'esprit critique, l'apprentissage de la lecture... Tout cela passe par l'oralité.
Dans le référentiel national des compétences en bibliothèques territoriales de 2022, on retrouve cette mission de médiation. Mais apparaissent aussi, de manière transversale, des enjeux contemporains : on demande de former les bibliothécaires à la citoyenneté, à la transition écologique, à l'accessibilité et au numérique. Ce n'est pas tellement qu'on accueille de nouveaux métiers. C'est plutôt un métier en perpétuelle veille et formation.
J.-R. F. : De la même manière, les bibliothécaires s'adaptent à l'offre éditoriale et aux demandes du public. Certains se spécialisent dans le manga, devenu incontournable. D'autres sont dévolus à la gestion des ressources numériques – en relation avec l'offre documentaire physique, à laquelle le numérique ne se substitue pas.
Louise Daguet, responsable du département des ressources documentaires au Service commun de la documentation de l'université de Caen Normandie : C'est le même processus en milieu universitaire. Les étudiants et les chercheurs ont évolué dans leurs pratiques. Ils utilisent le numérique au sens très large, et le code de l'éducation nous donne comme mission de les former à l'utilisation de ces outils et de ces ressources. Pour les chargés de collection, la formation des usagers est devenue centrale. Ils doivent valoriser les collections et connaître les usagers. Et on constate par exemple que les étudiants sont très attachés à l'imprimé.
Pensez-vous à l'empreinte carbone de votre politique documentaire ? Surtout quand vous ajoutez des collections numériques au papier...
N. M. : Quand les bibliothèques réfléchissent aux ressources numériques, l'écoresponsabilité vient après les questions d'accessibilité et de coût.
J.-R. F. : Les ressources numériques s'adressent à moins de lecteurs que l'imprimé, et coûtent cher. C'est un service supplémentaire qui demande un budget supplémentaire. S'il en venait à rogner sur le papier, je choisirais de supprimer le numérique ! Quant au sujet de la sobriété numérique, la commission Bibliothèques vertes de l'ABF en parle et sera présente au Congrès. Elle s'est créée récemment, et devrait proposer une journée d'étude nationale l'année prochaine.
Ce besoin de verdissement se traduit-il par de nouvelles pratiques de désherbage [retrait d'une partie des documents physiques pour renouveler le fonds] de vos collections papier ?
N. M. : Le désherbage est l'un des points sur lesquels les bibliothèques peuvent être écoresponsables : en donnant une seconde vie aux documents. Mais c'est parfois difficile, pour le contribuable, de voir que sa bibliothèque se sépare de 3 000 livres et achète pour 100 000 euros de collections dans l'année. Désormais, le désherbage est inscrit dans la loi, via la loi Robert qui, dans les articles 6 et 13, stipule que les collections doivent être régulièrement renouvelées et actualisées. Et que les bibliothèques peuvent donner des documents à des fondations, associations et organisations de l'économie sociale et solidaire, qui ont le droit de les revendre. C'était important de mettre un cadre, d'expliciter des pratiques parfois mal comprises par les élus et le public.
L. D. : Cela reste un exercice difficile. On accroît nos collections et on doit conserver des fonds cohérents, qui répondent aux besoins des publics actuels et à venir, mais dans des bâtiments qui évoluent peu. On prône de plus en plus l'accès direct aux collections (plutôt que de les conserver en magasin), mais sans ajouter de murs ni de surface. C'est là que le réseau national est important, pour se partager des documents. Et il faut désherber régulièrement, pas dans la précipitation.
La mise en espace des collections est un élément clé de la politique documentaire. Êtes-vous suffisamment écoutés, et quelles sont vos marges de manœuvre pour aménager l'espace selon vos souhaits ?
J.-R. F. : Au moment de la construction, les bibliothécaires sont de plus en plus impliqués. Même s'il y a toujours des ratés, de belles coquilles vides architecturales pas du tout fonctionnelles... Il reste également tout un effort collectif à faire au niveau de l'accessibilité de nos établissements aux différents handicaps, notamment pour les malvoyants...
N. M. : Quand le bâtiment est déjà construit et que les bibliothécaires veulent réaménager un espace, ils peuvent demander une subvention à leur Drac. Et ça ne fait pas si longtemps que la Drac nous demande de définir un projet scientifique et culturel en amont de la rénovation, ce qui est une bonne chose !
L. D. : Et depuis le plan Bibliothèques ouvertes + notamment, qui élargit les horaires d'ouverture en bibliothèque universitaire, on réfléchit à l'échelle nationale à des postures confortables pour les étudiants, qui pour certains viennent de 9 heures à 23 heures... Cocons de sieste, vélos pupitres, tabourets, grands fauteuils... Du mobilier différencié.
J.-R. F. : Dans un environnement fait pour que l'on s'y sente bien, la place aux collections a été réduite. Cela contribue incidemment à améliorer leur visibilité.
Cela implique un peu moins de livres, alors que la loi Robert rappelle que vos collections doivent refléter la diversité des opinions. Comment atteindre le pluralisme dans un budget et un espace contraints ?
N. M. : La politique documentaire est une difficile sélection parmi une profusion de publications. Et ce choix doit être objectif : on doit être capables d'argumenter pourquoi on l'a fait, à partir de critères nombreux : le budget donné, un espace donné, les professionnels présents pour en faire la médiation... C'est un exercice complexe, et c'est pourquoi on a une formation, des textes de référence, des dialogues permanents entre nous – à travers ce congrès, par exemple. Dans une petite bibliothèque rurale tenue par une seule professionnelle, la vocation encyclopédique n'est pas simple à atteindre.
J.-R. F. : Il ne faut pas être dans une neutralité grise. Se refuser par exemple à acheter un livre politique pour ne pas se faire embêter. Il y a plusieurs années, j'acquérais les essais de l'islamologue reconnu Tariq Ramadan. Mais j'achetais en même temps ceux de Caroline Fourest, qui déconstruisaient son propos. La bibliothèque donnait les outils du débat critique. Mais on ne peut pas aller tout le temps dans les polémiques, il y a tellement d'autres choses à proposer !
D'autres aspects de votre métier ont-ils changé depuis la loi Robert, inscrite au Journal officiel en décembre 2021 ?
N. M. : Elle donne un cadre légal au pluralisme des collections. Celles-ci sont exemptes de toute pression politique, religieuse ou commerciale. Le conseil municipal ou départemental n'a pas à valider la constitution des collections ni leur médiation. En cas de problème, les bibliothécaires peuvent s'appuyer là-dessus. Et on est invités en amont à publier une charte documentaire, qui est un moyen de communication auprès des élus et des habitants
J.-R. F. : Ce n'était pas si courant de communiquer auprès des habitants sur la manière dont on sélectionne une toute petite portion des livres qui sortent chaque année. Le désherbage est aussi un moment où on explique notre démarche, et on en fait un temps festif.
Comment justifiez-vous le prêt d'objet ?
L. D. : Ce que l'on prête permet d'accéder à la collection dans de bonnes conditions : vidéoprojecteur, casques, chargeurs...
N. M. : Quand on prête un instrument de musique, on ne promeut pas le support en soi, mais l'œuvre de l'esprit qu'il contient en germe. Comme pour un livre. C'est aussi favoriser le développement des pratiques musicales, donc intégrer les droits culturels. Prêter un cadenas, c'est encourager ceux qui viennent à vélo ou à trottinette, et qui ont peur de se les faire voler, de rester plus longtemps entre nos murs. Tous ces services font de la bibliothèque un lieu de vie.
Des bibliothèques externalisent des activités, comme la livraison des livres par navette... Est-ce une bonne idée ?
N. M. : On en revient toujours au principe d'amélioration du service au public. La bibliothèque municipale de Rennes a par exemple externalisé la reliure des documents auprès d'un atelier d'insertion professionnel. Dans la même rue que les services centraux ! Le temps de réactivité est très court, et l'empreinte carbone des trajets quasi nulle.
L. D. : Nous par exemple, on demande à une entreprise extérieure de signaler 100 000 livres dans le catalogue, parce qu'on n'a pas suffisamment de forces vives dans l'équipe pour le faire. Ces 100 000 livres vont pouvoir devenir visibles auprès de notre public.
J.-R. F. : Mais dans une bibliothèque où les agents sont polyvalents et où l'un d'entre eux est coupé en deux parce qu'une partie de sa mission est prise en charge par un externe, ce n'est pas efficace. En cas d'urgence, on peut aussi perdre en souplesse. Mais si le service au public est amélioré, c'est gagné.
Vous défendez la mise en réseau des bibliothèques, pour mutualiser les collections, les compétences du personnel... Il n'y a que de bons côtés à cela ?
N. M. : Quand on entre dans un réseau, il faut régler des questions pratiques. Qui conduit le camion de la navette ? Comment constituer une collection globale et en même temps réfléchir à l'échelle de son quartier et de ses partenaires ? Comment travailler avec des collègues qui ne sont pas au même endroit ? Quand tout est organisé, ça démultiplie les ressources. La petite bibliothèque rurale au budget limité, que l'on donnait comme exemple tout à l'heure, sort de son isolement grâce à la navette de la bibliothèque départementale.
J.-R. F. : La plupart des 7 000 points de lecture en France ne seraient pas actifs sans leur bibliothèque départementale. À l'échelle intercommunale, la question est celle du pilotage et de la mise en commun du budget.
L. D. : L'enjeu, c'est de trouver la bonne échelle : jusqu'à combien de kilomètres de trajet la navette est-elle pertinente ?
N. M. : L'objectif est toujours l'amélioration du service aux usagers.