“J’ai fini de répondre, par mail, aux questions d’un jeune journaliste français sur la future loi qui encadrera la vente des livres en ligne, et leurs frais de port. Les réponses sont destinées à des lecteurs américains, en vue de leur expliquer ce qu’est une loi de régulation… Homérique !
J’ignore si des citoyens américains pourront être convaincus par des règles contraires à leur représentation de la liberté. Il en reste peu, d’ailleurs, des règles, dans le commerce. Qu’est-ce qui nous étreint que nous souhaitons tant nous conformer à d’autres modèles ? Prenons une de ces ambassades de l’« enchantement », parmi d’autres : Amazon. La langue de ce nouvel empire est celle de l’identification des objets, de leur transformation en produits, de leur indexation, et ce faisant, de leur indifférenciation, c’est une langue codée par les chiffres.
Les chiffres ne sont plus ceux dont nous usions dans nos règles de trois, dans nos calculs de quotients, dans l’arithmétique qui ordonnait tant bien que mal le commerce de notre univers de lettres. En évoluant, la société semble vouloir en découdre avec ce commerce-là, celui que nous héritons de la sortie du Moyen Age, qui fut celui des premiers temps de l’imprimerie. La confiance et la quiétude qui lui étaient attachées sont écrasées par les techniques de la communication, par l’industrie du renseignement. Dans l’hypermonde des consommateurs, la valeur d’usage des objets du commerce résiste péniblement au critère souverain, le prix. Ce dernier, on le décèle par trois « clics », sous le pouce.
Les livres même sont moins identifiés à leur « valeur » qu’à leur « prix », en dépit d’une loi de trente ans qui avait pu faire oublier ce dernier. Sans évoquer le délai de l’appropriation, la tyrannie de l’immédiateté. Mais comment font-ils donc pour enchanter notre vie et la rendre dépendante de leurs outils, de leurs services, de ce qui nous assigne à l’isolement, à l’oubli des autres ? Demain à leur effacement ?
Dans les images où s’organise le commerce en ligne, dans leur espace si réduit, les lettres enluminent des messages qui sont autant de subterfuges, d’appâts, pour ce qui sera l’étape ultime du marché, celle du monopole total. Pourtant tous les lecteurs ne sont pas encore devenus les « consommateurs » que veulent former les grands opérateurs de la vie sur écrans. Les libraires le savent bien.
A l’Orient des terres d’Amazon, il faut approuver tout ce qui permet de préserver les lecteurs, tout ce qui concourt à délivrer les consommateurs de la servitude qui ordonne leur vie dans l’illusion de la liberté. L’encadrement de la vente en ligne pour demain répond non seulement à des problèmes concrets de la profession, mais il préserve le livre comme outil essentiel de l’émancipation de tous."