Hors de l’individu, point de salut. En tout cas, point de démocratie véritable. Voilà une thèse qui a de quoi dérouter à l’heure du consumérisme effréné et de l’atomisation sociale, ces temps où c’est, semble-t-il, l’individualisme l’ennemi du civisme ! Encore faudrait-il savoir ce qu’on entend par "individu". Dans son nouvel essai Les irremplaçables, Cynthia Fleury parle d’"individuation" - le processus de subjectivation qui permet à chacun de se reconnaître pleinement en tant qu’entité unique, irréductible, in-divise et, au final, irremplaçable. Et de préciser : "La notion d’individuation fait écho à celle de l’individualisme pour la critiquer, et rappelle qu’un individu dans l’Etat de droit doit pouvoir devenir sujet."
La philo à l’hôpital
Dire de l’enseignante-chercheuse en philosophie politique qu’elle est cérébrale ne tient pas de l’hyperbole. On ne badine pas avec Cynthia. Quand on lui pose des questions, son front lisse fronce légèrement, concentrée, elle vous écoute vraiment. De belles études, une carrière non moins brillante attestée par ses postes (elle enseigne entre autres à l’Ecole polytechnique) et ses publications (un premier livre paru à 26 ans). Sinon, point de détails sur l’enfance ou l’environnement familial… La sphère privée chez Cynthia Fleury demeure privée.
L’auteure de La fin du courage : la reconquête d’une vertu démocratique (Fayard, 2010) ne rechigne pas à s’exprimer dans l’agora médiatique. Il n’est pas rare que celle qui tient une chronique dans L’Humanité soit invitée sur les plateaux de télé ou sur les radios. Cette fois, c’est un espace où l’on ne s’attendrait pas à voir dispenser un enseignement philosophique que Cynthia Fleury entend investir. En septembre, la philosophe et psychanalyste inaugure la première chaire de philosophie de l’hôpital de l’Hôtel-Dieu - des cours ouverts à tous : médecins, patients, étudiants, visiteurs. Comment lui est venue l’idée ? Il y a plusieurs années, un proche avait eu un accident très grave. A travers ses fréquentes visites à l’hôpital, et malgré "le respect immense" dû à ces soignants qui sauvent, elle fait "l’expérience délirante de la chosification du malade - où le patient doit subir le savoir de l’autre". "S’il est un lieu où la philosophie a plus que sa place, un lieu où se croisent l’arbitraire et la vulnérabilité, l’urgence et le temps long, la naissance et la mort, toutes ces contradictions de la vie, c’est l’hôpital."
Tout comme l’université, l’hôpital est un lieu de transmission car "une des manières de vivre sa citoyenneté, n’est-ce pas de rester en bonne santé ?". Prendre soin de soi pour mieux prendre soin de l’autre, la conscience de l’individu toujours et encore.
Sean J. Rose
Cynthia Fleury, Les irremplaçables, Gallimard, Prix : 16,90 €, 220 p., sortie : 3 septembre, ISBN : 978-2-07-014729-8