Ainsi, moins d’un électeur sur deux aura fait le déplacement des urnes pour les élections régionales. L’émotion des commentateurs et des hommes (ou femmes) politiques devant cette situation ne dure jamais longtemps. Il faut pouvoir accorder du temps pour décrypter le message de ceux qui ont pris part au vote et donc ne pas se focaliser sur ceux qui ne participent pas au jeu. Ils ont voté avec leurs pieds mais qu’ont-ils voulu dire ? Nous autres, adeptes de la Raison, peinons à traduire dans notre langage ce qui relève d’une impression globale plus que d’un argumentaire (même si bien sûr certains en sont parfaitement capables…). Désarroi, lassitude, colère, sentiment d’étrangeté, de vacuité, tous ces sentiments guident les pas de nos concitoyens abstentionnistes. Mais ne sont-ils pas présents aussi chez ceux qui restent aux portes des bibliothèques ? Après tout, ces équipements ne sont pas tellement moins accessibles que les bureaux de vote et connaissent une « abstention » plus importante encore. Rappelons que d’après l’enquête Pratiques culturelles des Français 2008, seuls 28% de nos compatriotes ont franchi les portes d’une bibliothèque ou médiathèque municipale au cours des douze derniers mois. Fort taux d’abstention non !? Nous arrêtons-nous suffisamment sur l’importance de cet abstentionnisme ? Cherchons-nous assez à en comprendre la source et à le réduire ? Que nous dit ce « cri muet » dont J.-C. Kaufmann nous parle ( L'invention de soi , 2004) à propos de la frange de population qui refuse d'inventer sa vie et se replie sur ses rôles et ses statuts ? Bien sûr, nombreux sont ceux qui jugent qu’ils n’ont pas besoin de ce lieu de documentation. Ils sont peu investis dans la lecture et craignent de ne pas être à leur place ou ne pas se retrouver dans ses collections abondantes. Mais pourquoi n’éprouvent-ils pas ce besoin ou cette envie ? La bibliothèque ne peut-elle pas leur apporter la preuve que, quoi qui les intéresse, ils y trouveront des informations ou des documents en rapport ? S’ils disent ne pas lire, n’est-ce pas qu’ils n’imaginent pas que la bibliothèque offre des supports de lecture qui leur sont plus familiers (livres pratiques, presse, brochures, ordinateurs, etc.) voire d’autres services que la lecture (séjour, sociabilité, écoute de musique, travail sur place, etc.) ? Pourquoi la bibliothèque les impressionne-t-elle ? Qu’est-ce qui fabrique ce sentiment d’étrangeté supérieure et la posture de retrait qui en découle ? Toutes ces questions sont au cœur de la relation de la bibliothèque avec la population. Ceux qui votent avec leurs pieds prennent part au rapport de cette institution avec son environnement. L’enjeu n’est pas mince car c’est ce qui décide de l’utilité sociale de cet équipement public. Mais bien davantage, et comme pour l’abstention politique, ce qui est en jeu c’est le contrat social qui nous lie tous ensemble. Les abstentionnistes des équipements culturels finissent par remettre en cause la légitimité de ces institutions et au-delà, le caractère universel des choix collectifs. En 1997, une enquête ( Les bibliothèques municipales et leurs publics , 2001) montrait que les non usagers jugeaient pour trois quarts d’entre eux que la bibliothèque était utile à tous quand c’était 93% chez les usagers. C’était toujours une majorité mais plus faible… La confiance dans les institutions dépend de leur capacité à montrer qu’elles prennent en compte la population dans sa diversité. La légitimité a priori a cédé la place à la légitimité par la preuve. On peut le regretter mais c’est une évolution certaine. La croyance au collectif, le sentiment d’appartenance à une collectivité, la confiance ne se décrètent pas verticalement mais résulte de cette succession d’attention aux autres de la part des individus et des institutions. Difficile donc de déplorer le délitement du lien social sans lutter contre l’abstentionnisme dans les bureaux de vote ou dans les bibliothèques ! Si la bibliothèque peut « élever le niveau », créer de la distinction, ne doit-elle pas tout autant tendre la main, avoir l'obsession de l'accueil de tous nos contemporains ? Le pire serait sans doute qu'elle ajoute incidemment du mépris et affecte encore davantage leur estime de soi ou les pousse à l'explosion violente.